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Fin 2019, un jeu débarque non sans crier gare dans ma whislist, Death Stranding. L’ayant clamé haut et fort sur les internets, et notamment dans notre dernier podcast (#37), je n’attendais rien de ce jeu, aux contours obscurs (tant en terme que gameplay qu’en termes d’histoire). Il va sans dire que la communication à outrance de Sieur Kojima m’avait déjà saoulé avant de mettre la main dessus. Mais voilà, la déception d’un Star Wars : Jedi Fallen Order et le débusquage du jeu pour 30€, m’a fait sauter le pas. Mais avant d’en dire plus, revenons sur les contours de ce dernier pour comprendre, pourquoi ce jeu fait parti – je n’ai pas peur de le dire – de ma liste GOTY de 2019. Ouf, à quelques heures près, cela aurait foutu mal.

Tranquille le père Hideo, modélisé dans MGSV
Comme beaucoup, j’ai suivi les déboires plus au moins organisés de Kojima, créateur/ producteur/ game designer/ livreur de pizza de la série Metal Gear et son ancien patron, le studio tentaculaire Konami. Cet auteur à tout faire (juste à voir un générique pour comprendre l’ego surdimensionné, modèle pastèque du personnage), reconnu grâce à MGS, possède un statut bien à lui dans le jeu vidéo japonais, aux côtés d’un Miyamoto ou d’un Yoko Taro à mes yeux. Ayant quitté en raison de délicatesse de vue artistique (et sûrement de brouzoufs) Konami après un MGSV homérique et tellement puissant (oui, je suis fan, ici un avis avec celui de mon poto Hujyo pour les curieux), était attendu au tournant. Ce curieux projet porté par son nouveau studio « Kojima Production » (là au moins c’est clair) commençait à se répandre sur internet via des trailers cryptiques en 2015, et demeurait un véritable hommage à son amour du 7e art par la présence d’artistes de renom (Guillermo del Toro, Mads Mikkelsen, Norman Reedus ou la surprenante Léa Seydoux). Toutefois, cette overdose de mise en scène a fini par lasser votre humble rédacteur, pourtant habitué au fantasque personnage. Il va sans dire, que les thèmes abordés ou cette obscure communication, a provoqué bon nombres de moqueries, de railleries… mais Kojima avait loin d’avoir tout dit.
Un soupçon de fin du monde, de dérèglement climatique et d’holocauste nucléaire
L’histoire du jeu mêle – comme bien souvent chez Kojima et son compère, Hitori Nojima (1), de son vrai nom Kenji Yano – de la S-F à des concepts écolo-politiques souvent actuels, toujours illustrés par le brillant Yoji Shinkawa. Une catastrophe (le fameux « Death Stranding ») a décimé la majorité de la population des États-Unis (peu d’information sur le reste de l’humanité, c’est bien connu hors des USA point de salut), et conduit à l’apparition d’Echoués, âmes spectrales particulièrement agressives capturant les derniers vivants afin de les amener dans le monde des morts. Tout aussi inquiétants, des phénomènes météorologiques inexpliqués, de nouvelles ressources aux effets mal connus (le Chilarium), ou encore l’apparition de pluies agressives contribuant au vieillissement accéléré des êtres vivants donnent lieu à une perturbation de la plupart des lois de la physique. A ce bilan peu ragoûtant, les quelques milliers de survivants complètement isolés se rattachent à un maigre lien institutionnel menacé par des mouvements terroristes sécessionnistes et nihilistes (les « Déments« ). Ces derniers dirigés par Higgs, s’opposent par une violence aveugle (jusqu’à l’usage du feu nucléaire !) au retour d’un quelconque gouvernement, fédérant le territoire d’ouest en est. Vous me suivez ? Si Kojima, fait référence à plusieurs inspirations pour ce jeu (2), pour ma part, cette trame scénaristique parlera à ceux ayant fait des études d’anglais (ou d’histoire) par son recours constant au mythe de la frontière, idéologie très vivante dans l’historiographie américaine, via la conquête vers l’ouest et autre projet dit de la « Destinée manifeste », à savoir la promotion d’un territoire nord-américain idéalisé comme une terre éternelle de cocagne (3).

Punaise, quel charisme ce salaud de Higgs, malgré tout.
Au côté de ces multiples références chaotiques (et pourtant tellement bien articulées dans le cadre du jeu), le joueur doit faire face à une autre difficulté, et pas des moindres, à devoir subir un gameplay lent et déroutant. Ici, foin d’un Snake ultra bad-ass et armé jusqu’aux dents, mais un personnage principal (Norman Reedus), bien nommé Samuel « Sam » Porter Bridges (haha, le jeu de mots) livreur de son état, et dont le job est de mener des colis d’un point A à B, bref, difficile de faire moins glamour. Et pourtant après 60h de jeu, l’ensemble fonctionne tellement sur moi.
Un soin, quasi-maniaque
Tout d’abord, ce qui saute aux yeux, c’est le soin quasi-maniaque que portent Kojima et son équipe, à des éléments qui pourraient être secondaires, mais qui donnent du corps au projet. La bande-son (assez éclectique) qui se relève au détour d’un travelling de paysage (avec le nom du morceau joué, classe), l’aspect réaliste des personnages (certes on a de vrais acteurs modélisés via motion-capture et aidés par les équipes du studio Guerilla Game et leur moteur maison Decima du très bon Horizon Zero Dawn) via des expressions faciales bluffantes (spécial dédicace au moche Star Wars Jedi Fallen Order). Comme la série des MGS, ici le moindre véhicules, chaussures, ressources, casquettes, caisses à transporter (voire jusqu’au détail des morceaux de scotch apposés dessus !) sont modélisés à l’extrême, ce qui renforce réellement l’immersion. Si l’on se déplace au milieu de décors puisant dans de la SF très kojimaesque (méchas divers, bunkers en béton/ métal appuyés par des réseaux électroniques omniprésents), la puissance d’un cadre très… Zelda Breath of the Wild soude l’ensemble : un paysage islandais rocailleux, accidenté, voire âpre, avec une pénibilité poussée bien plus loin que Zelda : pas d’escalade simplifiée en début de jeu, le personnage est lourd (il porte des charges pouvant aller jusqu’à + de 300 kgs, donc bon on oublie l’inventaire d’un Link sans lumbago avec ses 40 épées, boucliers…). Loin d’être rebutant, ce gameplay vise avant tout à une immersion totale et presque cohérente.
Faire d’un élément chiant dans le JV , un élément puissant de fun
L’intelligence du gameplay, qui pourrait faire penser aux lourdeurs volontaires d’un Red Dead Redemption (comme je l’indiquais dans mon avis), et ici bien plus fine que chez Rockstar. On a vraiment la sensation d’aller toujours plus loin, avec le sentiment gratifiant de progresser et d’aider le monde à changer. Via les missions de livraisons à réaliser, proches puis de plus en plus lointaines, nous sommes poussés face à cet environnement hostile, à faire de multiples choix constamment lors de chaque préparation : quel mode de transport, à camion ou à pied ? Avec ou sans chariot ? Par quels chemins ? Avec quelles armes, échelles, cordes, etc.

P’tain de Mules !
Car le danger rôde : des livreurs accrocs « à la livraison » cherchent à vous détrousser (dénommés « Mules » ironiquement), les Echoués sensibles à votre respiration, désirent vous engloutir dans les abîmes (ce qui mène à un affrontement avec des masses informes, tantôt calamar ou loup ? qui submergent l’écran et vous poursuivent sans relâche), des terroristes agissant pour une cause obscure ou tout simplement l’environnement de jeu : pente trop raide (et chute catastrophique avec pertes de marchandises), masses rocheuses omniprésentes, rivières trop profondes, fatigue du personnage, etc.
Ainsi, si on obtient un nouveau véhicule, une nouvelle compétence, des armes non létales puis mortelles… tout ces éléments modifient constamment notre approche de l’environnement. Par exemple : si je place ici une corde, elle me facilitera la montée d’une montagne, mais en revenant je pourrais construire une tyrolienne (accélérant la montée) obtenue suite à d’autres livraisons, redéfinissant sans cesse le level design du jeu. Cette âpreté dans son approche focalise aussi le joueur sur une ou quelques missions, évitant une dispersion chronophage (d’autres tâches s’en occupent fort bien, sans que cela soit rébarbatif, comme améliorer les axes de communications en cherchant les ressources nécessaires). Après plusieurs heures de jeux, je me suis surpris à regarder la carte de jeu se dévoilant progressivement, à étudier son relief, les infrastructures que j’avais reconstruites (routes, ponts …) et planifiant les objets à livrer pour plusieurs personnes… bref, sans m’en rendre compte, Kojima nous transforme en un futur candidat pour UPS ou Fedex express ;).
Vous la sentez la solitude de ce monde ?
Lors de vos missions, vous êtes amenés à relier différentes personnes au réseau « Chiral » (oui pas Chirac, hein) permettant l’échange d’informations, l’acquisition de nouvelles compétences mais aussi répondre à de nouveaux besoins : ici un « ingénieur » veut des pièces mécaniques disponibles chez le « ferrailleur », qui en même temps vous demande de ramener à « l’Ancien » son pace-maker, etc… . Ainsi, on sillonne la carte, gère une planification de livraison et on a le sentiment – gratifiant – de maitriser cet environnement hostile et de le transformer, gérer ses ressources, tel un colon américain lors de la conquête vers l’ouest. Bref, de Walking Simulator, on accède à un jeu de gestion qui ne dit pas son nom, première surprise agréable pour ceux qui ont déjà tâté un Dragon Quest Builder, par exemple.
Toutefois, je tiens à vous rassurer, l’histoire principale nous interpelle régulièrement et nous guide intelligemment vers la prochaine mission, permettant de la suivre tout en effectuant des quêtes annexes sur son chemin. D’ailleurs, parfois des scripts se déclenchent vous amenant à interrompre vos livraisons pour suivre l’histoire principale ou la confrontation avec un boss, dans des combats assez épiques en fin de missions (le jeu en comporte 15, mais les parties 13 à 14 sont surtout destinées aux révélations très kojimaesques, avis aux amateurs).
Un sentiment de bienveillance réciproque
Outre cet aspect important du jeu, la force de Kojima production est de relier cet élément à la base chiant de gameplay (les quêtes Fedex), à un élément puissant au cœur de l’histoire, à savoir la création de relation entre les personnages virtuels, mais aussi ceux bien réels : les joueurs. Et là Kojima a fait fort, très fort. Avant d’aborder ce point, petit retour sur mon expérience de MGSV. En effet, le jeu poussait le joueur à renforcer son arsenal, mais aussi à gérer aux côtés du cœur du jeu (l’infiltration), des bases afin d’étendre l’influence de Big Boss et ses « Militaires sans frontières ». Cet aspect sympatoche, notamment par le fait que le joueur pouvait laisser les bases s’autogérer, attaquer d’autres positions, et découvrir le soir venu, après sa journée de labeur (pas virtuelle, elle, malheureusement), les changements effectués. À l’époque je m’étais dit qu’il était dommage que ce mini-jeu de gestion ne soit pas plus poussé, comme par l’usage d’application smartphone renforçant ce contrôle.
Dans Death Stranding, Kojima a intégré un mode multijoueur asynchrone génialissime : dans notre séquence de jeu, nous voyons des éléments rajoutés par d’autres joueurs : routes, ponts, panneaux de signalisation, mais aussi cordes, véhicules laissés à notre disposition. Le joueur, qui bénéficie de conseils (ici un panneau alertant d’un danger, là un refuge pour se protéger des pluies par exemple), peut gratifier d’un « like » l’aide proposée, transmise à l’autre joueur, qui monte de niveaux selon les « like » reçus. Ce service, que l’on peut activer ou pas d’ailleurs dans les options du jeu, évite intelligemment les trolls lourdingues (pas d’échanges directs ou de visibilité des autres joueurs pouvant pourrir notre partie de jeu) et donne lieu à un sentiment de bienveillance réciproque : « tu m’as aidé, je te remercie, et tiens si je mettais ici une corde, une nouvelle route… « . On se prend au jeu, surtout quand l’on voit les retours positifs sur ce que l’on a fait (« Toto45 a emprunté votre route », « 45 joueurs apprécient votre véhicule », etc.). De la sorte, le concept de solidarité central dans le scénario (reconnecter les gens entre eux), prend vie littéralement sous nos yeux. Moins yolo toutefois : est-ce malin d’user du système de « Likes » qui agite notre dopamine et garde notre attention sous contrôle, comme le font sans retenue les réseaux sociaux actuels… bref bienvenue dans la psychologie cognitive du «conditionnement opérant» proche des machines à sous des casinos… à moins que le but ici de Kojima est de critiquer ce système ? (4).
Est-ce le signe d’une certaine maturité de l’auteur, voire des interrogations sur la parentalité ?
Oui les grincheux pourront toujours dire qu’ici ou là, des lourdeurs scénaristiques sont présentes, que l’histoire ne prend pas et que les phobies (qui a dit lubies ?) de Kojima parsèment ce jeu, mais pourtant je trouve que le luron s’est bien calmé. En effet, souvent les kojimeries parsèment son œuvre : scatologie, humour de cours de maternelles ou autres fantasmes d’ado attardé… mais ici, étonnant on assiste à plus de retenues, voire de logique dans le recours à ces thématiques. Certes, les excréments – via une machine – deviennent des grenades contre les Echoués, mais finalement ce n’est pas plus idiot que de dire que le sang de notre Sam Porter sert aussi à produire d’autres armes. Autre changement – bien que cela va décevoir certains lecteurs d’octopaddle.fr – point de filles dénudées à tout va (qui a sangloté un « pas de Quiet comme dans MGSV !? »), même si Léa Seydoux apparaît en culotte/ débardeur, la réalisation se garde des gros plans malaisants habituels des autres productions de notre game designer japonais (5).

Tu vois Sam, cela s’appelle un « BB » (ha, ha trop fort le surnom)
D’ailleurs si le ton a bien changé, est-ce le signe d’une certaine maturité de l’auteur, voire des interrogations sur la parentalité ? Il ne vous a pas échappé que nous sommes accompagnés durant toute l’aventure par un « bébé transportable », que nous portons sur notre ventre, telle une mère enceinte. Le héros (mais aussi nous par la même occasion) avons une relation complexe avec ce dernier. En effet, à la fois alarme vivante pour repérer les Echoués et donc les éviter, c’est aussi un petit être fragile qui ne supporte pas les chutes et vous le fera ENTENDRE par des hurlements incessants, alors que vous êtes en train de tenter d’échapper en toute discrétion ! Ceux déjà parent parmi vous, savent comme ces cris sont stridents et conduisent bien souvent à des réactions irrationnelles de notre part (combien d’entre nous, n’ont jamais pensé mettre leurs gosses dans la machine à laver ou le frigo pour les faire taire, hein, je vous le demande ?).
Outre l’originalité de la chose (bien la première fois que je vois un homme portant un bébé durant un jeu vidéo), et de son vrai intérêt dans le gameplay (à la fois en prendre soin et mettre un coup de pression en cas d’attaque…), la symbolique est forte : dans ce monde de solitude en demande de liens, de chaleurs humaines, ou la croissance démographique est en chute libre (l’assexualition est de mise : la perte de tout instinct sexuel devient problématique), ce bébé loin d’être notre future relève générationnelle, devient un vulgaire outil… avec une date de péremption. Plus cocasse, comme une mère nous développons avec le BB (son nom de code dans le jeu, pour l’originalité on repassera) une relation forte, où ses souvenirs, ses traumatismes passés nous sont transmis lors de flashs-back aléatoires où Mads Mikkelsen est mis à l’honneur et aiguise notre curiosité sur son ancien lien avec ce BB…. la réponse sûrement en fin de jeu. Je ne vous épiloguerais pas tous les autres symboles, afin d’éviter un divulgâchage malheureux, mais sachez que c’est une farandole de portes qui s’ouvrent à chaque instant, libre à chacun de les interpréter ou… de les ignorer. Curieux de voir si la fin du jeu sera à la hauteur des espérances et des questions posées ?
Notes
(1) Interview (assez longue et en français) de Hitori Nojima : https://www.metalgearsolid.be/le-sens-de-mgsv-tpp-explique-par-hideo-kojima-nojima-makime-2146.html ⇪
(2) L’ouvrage de Kōbō Abe (Nawa ou « la Corde » en français) ou encore la thèse de Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu (1938 !).⇪
(3) Voir les deux ouvrages suivants :
- TURNER F.J., La frontière dans l’histoire des États-Unis. Trad. Annie Rambert. Préface par René Rémon. PUF, Paris 1963. 329 p.
- MASSIP Nathalie, « La « nouvelle histoire de l’ouest » : ré-interprétation, transmission, réception », Cercles n°24 (2012), p.103-117 ⇪
(4) Voir la très bonne vidéo de Game Spectrum consacrée au « phénomène Fortnite » sur cette question flippante. ⇪
(5) Dédicace aux gros plans sur les fessiers, nibards de Quiet plus que de raison. Post #Metoo of course.⇪