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J’aime bien détester Fortnite, tout comme le fan de Game of Thrones aime bien détester le personnage de Cersei Lannister. Du coup, je parle assez souvent de ce jeu, non seulement sur le site, mais aussi dans mon entourage, autour duquel il se trouve que gravitent plusieurs militantes féministes. Autant vous le dire tout de suite : il ne s’agit pas ici de faire une étude sociologique argumentée sur le féminisme dans le jeu vidéo, seulement d’évoquer une anecdote personnelle. Celle-ci vous donnera, je l’espère, un éclairage utile, peut-être même un point de vue différent sur la question.
Le contexte : Lamyfritz invite copains et copines pour un apéro organisé autour d’une initiation aux déclinaisons du pinot noir non-bourguignon (ouais, ça rigole pas). Au bout de quelques verres, la discussion dérive sur Fortnite : certains parents ont des gosses qui y jouent ! J’avoue moi-même y avoir joué, pour pouvoir me faire mon opinion. D’autres en ont déjà entendu parler. Tout ça suffit à faire monter la mayonnaise.
Un jeu vidéo qui met le féminin au même niveau que le masculin
Les parents qui ont déjà mis leur nez dans Fortnite l’on remarqué : le joueur est souvent obligé d’incarner un joueur féminin qu’il n’a pas choisi. Il n’y a pas de personnalisation possible de sa skin ou de des attributs de départ comme dans la plupart des jeux en ligne. C’est le prix à payer pour la gratuité : le jeu vous balance d’office une skin aléatoire, et il s’avère que celle-ci représente un personnage féminin dans 50% des cas, et ce quoi que vous fassiez. Et bim ! Enfin un jeu vidéo qui ne met pas les filles de côté ! Enfin un jeu vidéo qui met le féminin au même niveau que le masculin ! Let’s celebrate ! A bas la tyrannie de la surreprésentation du masculin, tyrannie qui sévit dans le JV depuis les 80’s et 90’s, deux décennies pendant lesquelles les codes du JV se sont installés durablement. On avait alors un bonhomme (voire une bestiole) ou rien, et il fallait le plus souvent sauver la princesse… Alors mettons-nous un instant à la place d’une fille qui joue aux JV de l’époque : quelle identification possible, quelle accroche pour elle ? Forcément, elle se sent exclue du milieu JV, loisir pourtant vecteur d’avenir. Fortnite met un terme à celà et s’ouvre aux filles sans concession.
Bon, il y avait quand même autrefois ces quelques rares jeux mettant en scène des femmes en tant qu’héroïnes : reportez-vous au Top 12 des jeux Amstrad CPC 6128, pour y repérer des pépites comme Saboteur 2, Cauldron ou Sorcery+, qui ne datent pas de la dernière pluie. L’on pourra arguer que ce n’était pas vendeur, et pourtant, ces jeux ont parfaitement trouvé leur public. Encore une fois, c’est du côté des éditeurs et des programmeurs – en d’autres mots, des puissants décideurs et de leurs sbires de l’ombre – qu’il faudrait chercher la faille, la responsabilité, la posture de déni. Du masculin surreprésenté, des schémas narratifs surannées ? C’est que, les programmeurs de l’époque, ces gros frustrés de nerds pour la plupart, ne faisaient que projeter leur fantasmes, modelés sur d’archaïques modèles patriarcaux qu’ils perpétuaient, peut-être même à leur insu.
Depuis, heureusement, le JV a fait son chemin et s’est démocratisé, surtout grâce à des supports dits « familiaux » comme la Wii, qui ont permis de transcender les genres et les âges, du moins en apparence. En fait, c’est surtout l’avènement des réseaux sociaux qui a introduit le féminin en masse dans l’espace vidéoludique, et la proportion des joueuses vaut désormais celle des joueurs. Aussi, il est normal que Fortnite reflète cette réalité nouvelle. Personnellement, je pense que les jeunes gamers actuels ont de la chance de pouvoir côtoyer des gameuses et partager ces centres d’intérêt. Lorsque nous étions jeunes, c’était une situation difficile à envisager, car les gameuses étaient plus rares, et les années 90 faisaient plutôt la part belle aux loisirs sportifs (religion officielle de l’époque, ayant culminé lors de la coupe du monde de foot de 1998), à l’exact opposé de ma propre pratique de gamer. Pour cette raison, j’ai plusieurs fois envisagé l’apostasie vidéoludique ou, peut-être pire, la pratique régulière d’un sport.
Incarner une fille dans son jeu favori ? Beurk ! Surtout pas !
En fait, à ce stade de la discussion, autour de la table, personne n’est vraiment dupe vis-à-vis des bonnes intentions de Fortnite. J’espère d’ailleurs que vous aviez saisi l’ironie du ton forcé des paragraphes précédents, sinon, changez vite de site web. Mais bref, la défiance des invités est à son comble quand je rapporte ce que j’ai découvert sur le rôle des psychologues dans l’élaboration du jeu : comme dans un film d’auteur calibré à la milliseconde ou dans une photographie présidentielle, rien n’a été laissé au hasard dans Fortnite. Et pour cause.
A entendre les parents déjà sensibilisés par leur progéniture, la première conséquence du non-choix du genre des skins par défaut dans Fortnite est de susciter l’envie, en particulier pour le joueur garçon, de débloquer d’autres skins, qui lui correspondent davantage. Je m’imagine alors facilement le préado, qui veut l’identification immédiate, l’expérience directe, avec le moins d’intermédiaires possibles entre lui et le jeu, en clair, l’équivalent vidéoludique de ce qui plaît le plus à cet âge, à savoir les montagnes russes, le manège à sensations fortes ou le chili hot dog qui arrache la gueule. Incarner une fille dans son jeu favori ? Beurk ! Surtout pas ! J’ai écumé un forum officiel où certains joueurs s’en plaignent publiquement auprès d’Epic Games. Grave.
Un parent regrette déjà d’avoir mis le doigt dans l’engrenage en sortant la carte bleue. C’est que, débloquer des skins à la régulière implique de gagner de nombreuses victoires, d’accumuler de l’XP, ce qui est malheureusement très (trop ?) difficile, et s’accommode mal du narcissisme et de l’esprit de zapping des jeunes générations depuis maintenant trois décennies (je m’y inclus, alors on se calme, ok ?). C’est là que Fortnite fait fort, et tout le monde autour de la table est bien obligé de l’accepter : le jeu fait un maximum de revenus tout en étant un jeu gratuit, car il permet aux joueurs de s’acheter des merdes cosmétiques qui ne servent à rien (rematez-vous Fight Club d’urgence) ! Voilà le nouveau business model du jeu vidéo, pour employer ce terme à la mode, qui ne tardera sans doute pas à être galvaudé. Encore que…
Une arme psychologique qui exploite la représentation du féminin
De même, si je me fie aux témoignages et aux sondages que j’ai effectué ces derniers jours, et qui rejoignent ceux de mes amis, le ratio de gameuses dans Fortnite tend à se rapprocher du ratio des gameuses des années 90 : relativement faible. Les garçons y sont, semble-t-il, en très large majorité, ce qui peut se comprendre au vu des enjeux et du type de gameplay. La discussion tourne alors autour du type de jeu auxquels joueraient davantage les filles… Candy Crush est lâché : on fait difficilement plus cliché. Mais bref. Retour à Fortnite. A ma droite, j’entends dire, sur un ton accablant : « Tu te rends compte de ce que ça sous-entend… Ce que ça dit du monde dans lequel on vit… »
Tout cela est en effet insoutenable : le jeu en apparence feminist-friendly devient potentiellement un piège à cons. Je ne suis pas complètement dupe de la réaction de mon amie, son sentiment est certainement alimenté par une vision rétrograde du JV qui, pour toute cette partie de la génération X qui n’a pratiquement jamais joué (merci Donald Trump), est empreint d’une image négative et a tendance à cristalliser les raisonnements réacs’. Mais bon. Oui, pour avoir testé le jeu, je me rends compte de ce que tout ça sous-entend, effectivement : que Fortnite est une arme psychologique qui exploite la représentation du féminin. Et il n’y a pas que Fortnite qui utilise ce genre de stratégie, les arguments féministes et progressistes servent désormais à alimenter des sites de désinformation qui n’ont rien de progressiste.
Cela ne fait aucun doute – et rien de nouveau sous le soleil, ne serait-ce que si l’on s’en réfère au design de ces poulettes stéréotypées qui courent en débardeurs ou en capuches d’ados avec leurs gros flingues (allez voir les photos et les screenshots) : tout ça appuie sur des « boutons darwiniens » évidents et destinés à fidéliser le client. Donc, ce qui semblait de prime abord valorisant pour les femmes est en fait hyper flippant… Je ne réalise qu’à ce moment là de la conversation qu’il est fort probable que Fortnite récolte ce que nos amies féministes ont semé en termes d’injonctions à l’égalité. Et ça ne fait plaisir à personne, ni à moi, ni aux féministes.
A ce stade, j’en rajouterais bien à la charge de Fortnite, et en faveur des idées féministes, en arguant que les noobs et/ou les pauvres sont finalement amenés à être fréquemment représentés par des personnages féminins dans le jeu. Du coup, ils se font facilement identifier par leurs prédateurs naturels, ces joueurs aguerris qui savent à qui ils ont affaire, et qui, eux, ont obtenu des skins de leur choix (ras le bol de me faire éclater à ce jeu) ! Mais tout cela n’est que pure spéculation. C’est là que je vais en rajouter à la charge des féministes, et en faveur de Fortnite – oh mon Dieu, mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?
les codes sont renversés pour mieux être confirmés, la parole est libérée pour mieux être enfermée
Entendons-nous bien : nous soutenons sans réserve la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, et je parle ici d’une seule voix pour les contributeurs de ce site. Mais cette sympathie ne m’empêche pas d’être critique.
Fortnite est le cas d’école où la rhétorique féministe s’invite dans un débat qu’elle a indirectement provoqué et où ses propres armes se retournent contre elle. Au final, les codes sont renversés pour mieux être confirmés, la parole est libérée pour mieux être enfermée… si vous saisissez toujours l’ironie… et les contradictions ! Partons tout simplement du principe que, dans la logique féministe, il y aura toujours un problème, et que la raison reste de leur côté car (et à juste titre !) les luttes sont encore loin d’être terminées. Et ce quitte à se saisir d’arguments contradictoires ou litigieux comme le renvoi fréquent à un « patriarcat » intangible et mal défini, ou l’emploi de la rhétorique complotiste, qui fait les choux gras de l’écriture inclusive, imputant la construction de la langue française à une conspiration de la caste dominante (il n’y a d’ailleurs plus qu’à mesurer scientifiquement l’impact décisif et oppresseur de M. Bescherelle sur le langage SMS de nos contemporains pour s’en convaincre). C’est ainsi que Fortnite, en tant que construction sociale visant à toucher le plus grand nombre, et conçu par un petit groupe de décideurs, et de par les signaux qu’il envoie, fait mouche dans le débat et le recentre aussi aisément sur les inégalités entre les sexes.
Ma petite digression sur la langue et l’écriture inclusive n’est pas innocente. Il est important, à ce stade, de souligner que la volonté de contrôle des représentations du réel est un enjeu de poids à l’ère de l’information et de l’image. D’où le quadrillage de plus en plus permanent des œuvres de l’esprit, que ce soit dans le cinéma, la littérature et désormais le jeu vidéo, pour y traquer les abus de représentation du féminin face au masculin – un sport d’ailleurs tout particulièrement prisé par les féministes masculins. Mais si le langage même est la représentation la plus aboutie du réel, celui-ci ne fait que le refléter : le miroir n’est pas la réalité. Développer un langage de sa propre initiative en reviendrait donc à polir un miroir, dans le simple but de se voir dedans… comme tout littérateur est obsédé par son style – et comme tout préado est obsédé par sa skin dans Fortnite. Pour se voir dedans. Pas étonnant que le puritanisme regagne du terrain, dans ces conditions, car il faudrait l’avènement d’un être saint irréprochable pour imposer un langage à l’unanimité, ou encore pour écrire un livre qui plaise à tous, ou bien pour servir de modèle à une skin dans laquelle chacun se reconnaîtrait quel que soit son sexe ou son appartenance. On en est loin…!
Fortnite semble finalement résister à la théorie féministe du conditionnement culturel
Comme n’importe quel jeu vidéo, Fortnite est une création humaine artistique. C’est une œuvre de l’esprit, laïque, gratuite mais non obligatoire (comme devrait peut-être l’être notre école) : personne n’y est contraint, à chacun d’y chercher ce qu’il veut et d’en accepter ou non les codes et le gameplay. Ce qui est rassurant, c’est de voir que malgré les efforts qui ont été faits pour que les filles puissent s’identifier au jeu, personne n’est convaincu par l’application de circonstance de l’idéal égalitaire féministe, que l’aspect marchand du jeu a décidément perverti. D’autant que les filles semblent finalement moins s’intéresser au jeu que les garçons : ceux-ci seraient-ils devenus plus féministes que leurs sœurs ? Sans doute pas : il s’agit davantage d’une réaction favorable à des mécanismes aussi vieux que l’humanité, bien ancrés dans leur cerveau – ce qu’Elena Pasquinelli, enseignante-chercheuse, appelle « super stimuli » ou « boutons darwiniens ». Le résultat de milliers d’années d’instinct de survie, en somme.

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Ainsi, à son petit niveau de phénomène internet, par essence éphémère, Fortnite semble finalement résister à la théorie féministe du conditionnement culturel, qui pose la différence entre les sexes comme le résultat d’une construction qui serait exclusivement sociale. La théorie exactement inverse – mais tout aussi totalitaire – et contre laquelle le féminisme a bien raison de combattre, est celle qui invoque une sorte de droit naturel où un genre triompherait de l’autre par nécessité. Alors ? Tout-naturel ou tout-culturel ? M’est avis que ce n’est pas avec des fantasmes aussi manichéens qu’on va se débarrasser des violences faites aux femmes. Le féminisme a le mérite de soulever des questions importantes, notamment en matière d’éducation. Mais à mes yeux, réparer les familles blessées, c’est certainement là que se trouve la clé d’une humanité heureuse et la fin de ce « patriarcat » bien puant. Je sais que c’est bien peu dire.
Modeste – et à titre de rappel – je me cite, pour clore ce débat : « il ne s’agit pas ici de faire une étude sociologique argumentée sur le féminisme dans le jeu vidéo, seulement d’évoquer une anecdote personnelle ». Pas d’autres prétentions ici, donc. Merci pour votre lecture et de votre compréhension.