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Faire un livre a l’air simple. Il en sort des centaines de milliers par an, ce doit être à la portée de chacun, n’est-ce pas ? Non, c’est dur, d’autant plus dur que ça ne rapporte le plus souvent rien, sinon des critiques, ou alors de quoi payer les salaires, les charges diverses et de quoi investir dans le prochain projet. Faire un livre, pour des indépendants ou des maisons d’édition modestes, est un sacerdoce, un pari, une aventure humaine qui, pour de multiples raisons, peut tourner au cauchemar et mener à de cruelles désillusions. Faire un livre est un parcours du combattant, et chaque étape, qu’il s’agisse du choix du sujet et des auteurs, de la réception des manuscrits, de la relecture des épreuves, de la mise en page, de la correction, de la fabrication, de la mise en place en librairie, est source, sinon d’angoisse, d’appréhension et de doute. Pour la plupart des gens, faire un livre devrait être simple depuis le temps qu’on en fait, et, avec les réseaux sociaux et les outils marketing modernes, le faire connaître devrait être une formalité. Non, faire un livre est une joie, mais semée d’embûches, de sacrifices et de choix cornéliens. Et rien n’est jamais gagné d’avance. Vous avez beau avoir le meilleur auteur, le meilleur graphiste, un bon représentant, un sujet potentiellement bankable, il est impossible de savoir si le livre rencontrera son public. En tant que libraire, je vois chaque mois des ouvrages superbes, d’une extraordinaire qualité, faire un bide.
J’aimerais aussi rappeler qu’éditer un livre coûte cher. Je ne vais pas revenir sur l’économie de l’édition, je dirais simplement qu’on y laisse souvent plus de plumes qu’on ne le croit, et pour un ou deux livres qui marchent, cinq font perdre de l’argent, ou n’en rapportent pas. De plus, même l’immense expérience d’avoir travaillé et publié des dizaines de milliers d’ouvrages, même les compétences pointues n’empêchent pas, parfois, de faire des erreurs, de sortir des livres mal foutus, mal écrits, mal fabriqués. Certains projets donnent un résultat extraordinaire, certains déçoivent, certains marchent, certains pas du tout, et l’éditeur, en plus de devoir se battre pour sortir un produit de qualité en réduisant au maximum les coûts donc les risques, tout en payant convenablement ses collaborateurs, doit aussi se battre contre les commentaires, sur les réseaux sociaux ou autres, de joueurs qui ne connaissent rien à la chaîne du livre et à son économie, et balancent déclarations péremptoires, imbécilités, approximations, voire mensonges purs et simples, combat que n’a, en général, pas à mener un éditeur de littérature, de sciences humaines ou d’histoire. La toxicité du milieu du gaming contamine aussi, dans une mesure moindre, certes, celui de l’édition de livres dédiés au médium.
Faire un livre sur un jeu vidéo est peut-être encore plus compliqué qu’on ne le pense, ce pour trois raisons. La première est tout simplement qu’il s’agit d’un marché de niche qui s’adresse à une communauté a priori modérément versée dans l’amour des lettres et du beau papier. Il suffit de passer cinq minutes dans un Micromania ou un magasin de jeu vidéo plus interlope pour se rendre compte que le niveau d’éducation des clients comme des vendeurs est bas, voire catastrophique. J’ai eu l’occasion de demander à certains de ces vendeurs les raisons pour lesquelles ils ne mettaient pas en avant les publications de Third ou de Pix’n Love, et les différentes réponses peuvent se résumer à : on a déjà du mal à vendre des jeux de niche, plus confidentiels, alors des livres ! Des livres ! Les artbooks, passent encore, les bouquins sur Zelda avec beaucoup d’images, pourquoi pas, mais un livre sur Shenmue, Persona, Suda 51 ?! Feuilleter un artbook est une chose, lire un essai de 300 pages en est une autre. Il y a beaucoup de grands lecteurs parmi les joueurs, et énormément de gens avec un haut niveau d’éducation, mais nous demeurons une minorité parmi l’ensemble des gamers, et de fait l’image que l’on renvoie, de l’extérieur, est peu reluisante, notamment à cause des trolleurs, harceleurs, et idiots du village qui sévissent sur les forums les plus célèbres de l’industrie. Or, les éditeurs de livres doivent convaincre diffuseurs, distributeurs, libraires qu’il y a, parmi les joueurs, un réservoir de lecteurs potentiels, ce qui n’est pas une sinécure… d’autant que le relais naturel de ce genre d’ouvrages, les magasins de jeux vidéo, s’avère en réalité le lieu le moins accueillant pour un livre, qui a besoin d’être défendu et montré. Les magasins, contrairement aux librairies, n’ont absolument pas la culture consistant à mettre en avant les produits selon des critères autres que marketing, à faire des tables thématiques, de belles vitrines, à faire découvrir des œuvres plus confidentielles – raison pour laquelle, par ailleurs, ils vont tous crever à petit feu, car ils n’offrent aucune valeur ajoutée et, souvent, un service client déplorable. Il ne faut pas se leurrer : les joueurs préfèrent les Amiboo et les tasses de café Mario aux livres sur Final Fantasy. L’industrie, elle, pense qu’il suffit de sortir des remakes et de mettre les vieux jeux sur Steam pour valoriser un patrimoine, preuve qu’elle est encore loin d’être mature.
La deuxième raison tient de la nature même du médium qu’explorent ces ouvrages. Comme le rappelle Jason Schreier dans son passionnant Blood, Sweat & Pixels, la réalisation d’un jeu est un acte qui se situe à la frontière de l’art et de la technologie ; je dirais pour ma part que la difficulté de cet art est justement de parvenir à faire oublier la technologie qui la rend possible. Or, l’art est magie, et comment expliquer la magie qui semble à l’oeuvre lorsqu’on se balade dans les rues de Dobuita dans Shenmue, lorsqu’on passe vingt heures à combattre des monstres dans Final Fantasy VII, lorsque l’on grimpe des montagnes dans Zelda, lorsqu’on explore les secrets de Rapture ? A quoi tient-elle ? A la musique, à la carte, à l’histoire, au rythme de la narration, ou à ce que nous-mêmes y projetons ? Et si on s’attarde sur un de ces éléments précis, comment parler des émotions qu’il nous procure sans verser ni dans la banalité ni dans l’intellectualisation ? La structure même est de ces ouvrages pose un problème de cible. J’avais évoqué le sujet sur Twitter à l’occasion, je crois, de la publication du livre sur Fallout, en regrettant que, trop de fois, les auteurs passent un quart, un tiers du livre à raconter l’histoire non pas des coulisses du développement, mais du jeu lui-même. Ce travail d’adaptation, qui nécessite un talent littéraire pour ne pas ressembler aux pages d’un guide Prima, a l’allure d’un piège. D’une part, je ne suis pas certain que ce soit très amusant à écrire, d’autant plus qu’une scène qui peut nous émouvoir aux larmes peut paraître complètement nulle, bateau, niaise, que sais-je, lorsqu’on la décrit, quelles que soient les compétences de l’auteur. Pensez à la mort d’Aerith, ou à la mort du père de Ryo dans Shenmue… J’imagine la perplexité du pauvre bougre qui doit faire ressentir en quoi ces passages magnifiques ne sont pas tirés d’un mélo du dimanche sur M6, ou d’un film de kung-fu mal doublé (doublé, quoi), mais d’une œuvre qui a touché des millions de personnes.
D’autre part, à qui s’adressent ces résumés ? Celui qui n’a pas joué et terminé le jeu sera spoilé, celui qui l’a terminé n’y verra que peu d’intérêt. Et pourtant, cela semble nécessaire avant d’aborder les analyses, pour remettre le lecteur dans le bain. Étrange idée, qui considère que le joueur n’a pas de mémoire. Je ne dirais pas aux éditeurs ce qu’il faut faire, ou pas, je ne suis pas un inquisiteur ou un consultant, mais je ferais juste la remarque suivante, basée sur mon expérience : les analyses sont suffisantes pour permettre au joueur de se souvenir, parfois dans les moindres détails, du scénario du jeu, des personnages, de leur personnalité, de leur destin. J’en ai fait l’expérience en « lisant » l’encyclopédie visuelle dédiée à FFVII-VIII-IX sortie récemment chez Mana Books. J’ai fait ces jeux à leur sortie, il y a donc un bout de temps, et, pourtant, la simple évocation de certaines scènes en a rappelé d’autres, les illustrations d’Amano ont fait rejaillir des morceaux de dialogues, des musiques, des ambiances, le sound design si caractéristique des menus, et, petit à petit, l’histoire quasi complète est remontée comme par enchantement, et l’univers s’est lentement reconstitué, bribes par bribes, village par village, PNJ par PNJ. Les résumés permettent, cependant, d’y remettre de l’ordre, et une certaine hiérarchie, mais je reste persuadé que la narration passive d’un Bloodborne ou d’un Dark Souls peut aussi s’appliquer aux livres de jeux vidéo. Nul besoin de raconter, il suffit d’ouvrir judicieusement quelques pistes pour que le lecteur retrouve son chemin.
La troisième difficulté sera la plus courte à énoncer : ces ouvrages ne contiennent, pour des raisons financières, pas d’images tirées du jeu et d’illustrations. Il n’y a que du texte, ce qui, pour un médium visuel, peut porter préjudice lorsque l’on a besoin d’un public plus large pour rentabiliser un investissement.
La quatrième et dernière difficulté est liée à l’inexpérience des auteurs en matière de production de livres. Ils sont passionnés, souvent passionnants, pour la plupart vraiment doués pour transmettre leurs idées, mais sont, avec certains journalistes de la presse spécialisée, des pionniers dans un secteur encore très jeune. Les auteurs anglais ou américains, par exemple, ont la chance de pouvoir tenter des choses, expérimenter, communiquer au sein de revues ou collections prestigieuses souvent liées à de grandes universités, leur permettant d’asseoir une vraie légitimité académique, de pouvoir approfondir des sujets plus confidentiels, d’avoir accès à un public différent, d’acquérir au besoin une rigueur historique et une méthodologie issue des études historiques, d’avoir le temps, tout simplement de chercher et, peut-être, de se créer des réseaux leur permettant d’avoir plus facilement accès à certaines informations ou documents. Beaucoup d’auteurs français ont à leur actif seulement un ou deux ouvrages, mais ont toutefois fait des études supérieures, parfois très poussées, qui leur ont permis de fourbir leurs armes méthodologiques. Mais c’est aussi à ceux-là de découvrir, développer, une façon autre de parler des jeux vidéo par rapport à la critique musicale ou cinématographique, si cela s’avère possible et pertinent évidemment. Leur courbe de progression est énorme et on ne peut que leur promettre un avenir prometteur. Je tiens à préciser que je n’oppose absolument pas les recherches académiques aux livres écrits par des joueurs autodidactes, dont la qualité ne fait aucun doute, mais il est dommage qu’en France les deux « milieux » demeurent étanches. Ainsi, on a du mal, à l’heure actuelle, à imaginer la publication, chez des éditeurs comme Third, Pix’n Love, Geeks Line et autres d’équivalents aux Game Centers, Cambridge Companion to Japanese Modern Culture, etc.
Il faut, pour terminer, leur porter un grand coup de chapeau, et se rappeler qu’on est passé en moins de vingt ans à des magazines pour la grande majorité de très médiocres qualités, sans quasiment aucun article de fond, sauf exception – on citera Gameplay RPG et Background, qui, sous la direction de Georges « Jay » Grouard, proposait des dossiers importants sans équivalent dans la presse française – à des revues – IG, Pix’n Love -, puis, lors d’une seconde phase, à des ouvrages distribués en librairie et des magazines relativement pointus comme le défunt Games, The Game, Les Cahiers du Jeu Vidéo, voire même à une revue d’excellente facture tel que Level Up.