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En 2015, le site Sega Bits proposait une superbe rétrospective en quatre parties sur l’histoire du département Recherche & Développement de Sega, qui donna naissance à certains des studios les plus talentueux des années 80 et 90. Nous sommes heureux de vous en proposer aujourd’hui une traduction française intégrale. Il nous a toutefois paru utile, notre public n’étant pas forcément spécialiste de l’histoire de la marque, d’ajouter de nombreuses notes explicatives. Il va sans dire que nous sommes entièrement responsables des erreurs et approximations qui pourraient se trouver dans ces notes, qui n’apparaissent pas dans l’article originel en anglais. Nous remercions Sega Bits pour leur autorisation et leur enthousiasme.
Les origines
Sega est une compagnie dont les origines sont particulièrement intéressantes. Certaines entreprises comme Namco (1), Taito (2) et Konami (3) se sont lancés dans le business des jeux électro-mécaniques dans les années soixante, alors que Square (4), par exemple, a débuté directement dans le secteur des jeux vidéo au cours des années quatre-vingt. Sega, c’est différent. Les racines de l’entreprise sont à la fois beaucoup plus vieilles (les années 40) et totalement étrangères à l’industrie japonaise, puisqu’elle commercialisait des machines à sous et des juke-boxes dans l’État américain d’Hawaï, sous le nom de Standard Games. Aujourd’hui, Sega of Japan préférerait plutôt dire que les débuts de Sega datent du déménagement à Tokyo et du changement de nom en Service Games en 1951. Cette expertise dans la fabrication de machines à sous et de juke-boxes durant les années Standard Games fut essentielle lorsqu’en 1965 Sega entra sur le marché du jeu électro-mécanique avec Periscope, leur toute première « Amusement Machine », un premier succès commercial mondial dont la compagnie s’enorgueillit toujours aujourd’hui (5).
David Rosen, un officier américain stationné au Japon, était autrefois le plus important rival de Service Games dans le secteur du photomaton. Sega Enterprises naîtra de la fusion entre les deux compétiteurs en 1965. Sous la direction de Rosen, Sega créa le Département Production et Ingénierie pour développer des jeux en interne. A cette époque, c’était simplement une nécessité pour que Sega continue à croître, mais bientôt ces équipes internes de développement définiraient l’identité même de l’entreprise.
Dans cette première partie de notre rétrospective sur la Recherche & Développement de Sega Japan, nous revenons sur les hommes et les femmes qui ont fait des jeux chez Sega en couvrant la période allant des débuts de l’entreprise aux années 80 […] .
Développement mécanique et ingénierie
Comme mentionné plus haut, bien avant que Sega ne commercialise sa première console de salon (la SG-1000), il existait déjà un département de production et d’ingénierie. On retrouvera plus tard dans la vie de l’entreprise de nombreux employés japonais qui y commencèrent leur carrière avant de grimper progressivement les échelons jusqu’à occuper des postes exécutifs cruciaux.
Un des premiers employés que Sega embaucha au début des années 60 fut Hasashi Suzuki (aucun lien de parenté avec Yu Suzuki). Initialement, Suzuki ne rejoignit Sega que par opportunisme, les compagnies étrangères – Sega n’avait pas encore été acheté par CSK et était donc encore américain – proposant notamment beaucoup plus de jours de congés que les entreprises japonaises. Développer des jeux d’arcade mécaniques était une autre paire de manche que de développer des logiciels. Dans le domaine du software, il suffisait de trois ans pour devenir programmeur de jeu, et on peut coder tout ce qu’on est capable d’imaginer. Devenir un développer chevronné dans le secteur de l’électro-mécanique, où tout se fait à la main, demandait près de dix ans d’expérience. Durant cette période allant de 1965 à 1972, quatre-vingt jeux mécaniques furent fabriqués.
![]() Hasashi Suzuki en 1998 |
![]() Hideki Sato en 2001 |
![]() Yoji Ishii |
Un moment particulièrement décisif fut lorsque Sega commercialisa son premier jeu vidéo au Japon, un clone de Pong appelé Pong Tron, fruit de l’abandon des relais électromécaniques au profit des transistors et des circuits intégrés (6). Parmi cette équipe de développeurs qui mit au point Pong Tron se trouvait également Hideki Sato, qui rejoignit la compagnie en 1971. Hideki Sato sera par la suite responsable de la conception des hardware et de son évolution des bornes d’arcade jusqu’à la première console de salon, la SG-1000. En tant que père des consoles de salon de Sega, Sato deviendra rien de moins que l’incarnation de ce qu’on pourrait considérer comme l’essence même de la compagnie (7). Toutefois, le tournant le plus décisif aura lieu en 1984 quand CSK Corporation achètera Sega (8). Ce fut la fin du management américain de Rosen, les rôles de présidents échouant à Hayao Nakayama et Isao Okawa (9). De 1973 à 1983, Sega produira un total de 53 jeux vidéo pour le secteur de l’arcade, en veillant dès la fin des années 70 à concevoir leurs propres systèmes. Certains étaient réalisés par Gremlin Industries, une entreprise américaine, comme un clin d’oeil aux racines de Sega, et Coreland deviendrait le tout premier partenaire japonais avec la sortie de Pengo en 1982.
Okawa, Nakayama et un homme mystère
A partir de cette période, la direction du département R&D fut composée d’Hideki Sato, qui, nous l’avons vu, était le boss du hardware, et Hisashi Suzuki, qui avait alors déjà vingt ans d’expérience à son actif (10). Il y avait en 1984 deux studios, un consacré à l’arcade, l’autre à la console de salon, tandis que le patron de la R&D software était Yoji Ishii, plus vieux développeur logiciel de la boîte, son embauche datant de 1978, et probablement le plus connu. Personne ne sait, malheureusement, qui fut derrière des jeux comme Zaxxon et Congo Bongo. En effet, à cette époque, par crainte de se faire piquer leurs meilleurs éléments, les compagnies interdisaient aux développeurs d’indiquer leurs vrais noms dans les crédits (11). Ishii, cependant, travailla sur les jeux qui forgèrent l’identité maison, comme Flicky, dont il fut game designer, ou le célèbre Fantasy Zone, dont il fut réalisateur. Il assistera aussi Yu Suzuki sur nombre de classiques de l’arcade dans les années 80 et produira plusieurs jeux cultes de la Saturn comme Dragon Force, Guardian Heroes ou Sakura Wars (12).
Kotaru Hoyashida, quant à lui, était à l’origine connu comme « le mec à qui l’on devait Alex Kidd » et travaillera sur d’obscurs jeux sortis sur Master System et SG-1000, mais l’histoire retiendra surtout qu’il se chargea de toute la planification et du scénario du premier Phantasy Star. Il rejoindra Game Arts dans les années 90, après avoir bossé sur des portages de jeux d’arcade à destination de la 32X. Hisao Oguchi, qui entra chez Sega en cette même année 1984 en tant que planificateur, a fait un mignon puzzle game avec un pingouin, Doki Doki Penguin Land et le fameux Super Monaco GP en 1989, sans que l’on sache avec précision ce qu’il fit entre les deux. Il devint quoi qu’il en soit un important manager et producteur au sein de l’entreprise.
Kotaru Hayashida |
![]() Hisao Oguchi |
![]() Rieko Kodama |
Katsuhiro Hasegawa était en gros le spécialiste 8 bits de Sega, produisant une tonne de portages Master System et Game Gear. Il restera chez Sega jusqu’en 1997 environ, à un poste de programmeur. Junichi Tsuchiya, qui restera chez Sega un bon bout de temps, s’occupait surtout des jeux de sport, comme Heavyweight Champ et Arnold Palmer Tournament Golf. Makoto Uchida réalisera quelques gros succès de l’arcade dont Altered Beast, Golden Axe et Alien Storm. Ooka Yoshiki participera à la programmation de Quartet, Gain Ground, Heavyweight Champ, Shadow Dancer, et contribuera également au tout premier jeu de « medal » de Sega, World Bingo. Il restera chez Sega jusqu’en 2003, mais plutôt en coulisses, aidant les développeurs tiers à dompter la technologie de la Saturn et de la Dreamcast, ou en donnant des coups de main à des petits studios bossant sur 32X, PC ou Mega CD. Rieko Kodama fut une artiste essentielle de la maison créditée sur cinq jeux par an environ, notamment sur Phantasy Star I et II, sur lesquels elle fut très impliquée.
Yutaka Sugano réalisa et conçu le tout premier Shinobi aussi bien que CrackDown sur System 16 en arcade. Comme Ooka, il demeura chez Sega mais en retrait. Il se rendit à l’étranger pour assister les développeurs sur des titres Sonic comme Sonic 2 et Spinball, et produisit ensuite en Europe des jeux nippons, comme le portage d’House of the Dead. Planificateur pour des titres Master System durant les années 80, Noriyoshi Ohba produira à la fin de la décennie The Revenge of Shinobi. Tomohiro Kondo, lui aussi, fut assez discret mais a réalisé le game design de Shadow Dancer et occupera durant les années 90 une position plus importante.
Yuji Naka fut un des employés à rejoindre la compagnie dans les années 80 et, comme Hisao Oguchi, commença sa carrière avec un petit jeu sur SG-1000 appelé Girls Garden. Contre toute attente, Naka deviendra plus tard une puissante figure de la compagnie. En attendant, ses talents purent commencer à s’exprimer avec la programmation des deux premiers Phantasy Star (il produisit également le second). Il faut également évoquer, bien sûr, celui qui contribuera peut-être le plus au succès de Sega durant les années 80, Yu Suzuki. Après avoir fait Champion Boxing en 1984, il associera les aptitudes supérieures de Sega en matière de software aux forces mécaniques que la compagnie développe pour l’arcade depuis les années soixante et qu’elle maîtrise de mieux en mieux. Le résultat, ce fut Hang-On, un mastodonde mécanique où le joueur enfourchait une moto pour contrôler son équivalent virtuel. Ce fut le premier jeu au monde à proposer un retour de force grâce à des fonctions hydrauliques. Suzuki fera d’autres jeux similaires, comme Space Harrier, After Burner et peut-être le cool de tous, R-360.
Cela faisait partie d’une plus large initiative de Sega visant à faire des salles d’arcade japonaises des lieux plus attractifs pour les joueurs occasionnels et un public plus important. Je ne sais pas si Sega est la première entreprise au monde à avoir commercialisé une machine attrape-peluches, mais au Japon, UFO Catcher est l’une des grandes fiertés de la compagnie (apparaissant même dans les récents épisodes de la série Yakuza). Cela démontre d’ailleurs que Sega est toujours capable de créer d’excellents machines d’arcades, malgré leur reconversion dans le software il y a bien longtemps maintenant.
Bien sûr, les personnes mentionnées dans cet article ne représentent pas l’intégralité du Sega de l’époque, mais elles et les jeux qu’elles réalisèrent sont les plus connus – comme mentionné, certaines nous sont simplement et malheureusement inconnues.
Cependant, avec un personnel connu de seulement quatre managers, onze planificateurs, cinq programmeurs et cinq designers, Sega a produit un nombre important de jeux dans les années 80 : soixante jeux d’arcade pour le System 1, trente pour le System 16, qui connut un grand succès, trois pour le System 24 et enfin dix-huit pour le Super Scaler. Sur la SG-1000, Sega produira 32 jeux en tout, et 6 seront réalisés en externe ; 75 sur la Master System, et 15 en externe ; sur la Mega Drive, durant la courte période où elle fut en vente en 1989, Sega en réalisera déjà dix.
(1) Namco, aujourd’hui Namco Bandai Holdings Inc., fondé en 1955 par Masaya Nakamura, débuta dans le business en installant deux chevaux mécaniques à bascules sur le toit d’un grand magasin de Yokohama, avant de s’étendre à Tokyo à partir de 1963. Au milieu des années 1970, le fondateur Masaya Nakamura acquiert la filiale japonaise d’Atari au nez et à la barbe de Sega et obtient ainsi une licence exclusive de distribution des produits Atari sur le sol nippon, valable dix ans.⇪
(2)Fondé en 1953 par un Juif russe, Michael Kogan, Taito, qui appartient aujourd’hui à Square Enix Holdings, débuta dans l’importation de distributeurs automatiques (et fut aussi la première compagnie à vendre et distiller de la vodka au Japon!) mais s’orienta vers la production de jeux d’arcade électro-mécaniques dans les années 60 : Crown Soccer Special, mélange entre un flipper et une « simulation » de football, sort en 1966. Son premier jeu électronique sortira en 1973, ce sera Astro Race, un jeu de bagnole. ⇪
(3) Konami fut fondé en mars 1969 et fut à l’origine une entreprise de location et de réparation de juke-boxes. Sa transformation en constructeur de machines de jeux vidéo pour les salles d’arcade fut réellement opérée en 1978 avec la sortie de Block Game et Space King.⇪
(4) Square fut fondée en septembre 1983 spécifiquement pour le marché des jeux vidéo, mais était jusqu’en octobre 1986 une filiale de la Den-Yu-Sha, la compagnie d’électricité appartenant au père de Masafumi Miyamoto, président du studio jusqu’en 1991. Leur premier titre fut The Death Trap, sorti sur FM-7 et PC-88 en 1984.⇪
(5) Aussi étonnant aujourd’hui que cela puisse paraître, ce jeu de combat sous-marin fut développé et distribué au Japon par… Namco. Il fut même mis au point par Nakamura lui-même. L’importance de cette borne pour l’industrie de l’arcade aux Etats-Unis et en Europe n’est pas à sous-estimer. ⇪
(6) Pong Tron fut commercialisé en 1973, un an après le Pong d’Atari. C’est le premier jeu au sens large de Sega à intégrer un moniteur à tube cathodique (CRT) et donc de la vidéo. La même année, Taito proposera également son propre clone, Elepong.
(7) Une biographie détaillée de Sato est disponible ici. Il est par ailleurs revenu sur la conception de chaque hardware dans un entretien de 1998. ⇪
(8) CSK Corporation, aujourd’hui SCSK, est un conglomérat japonais propriétaire de Sega de 1984 à 2004. CRI Middleware, dont le logo est bien connu des joueurs, est aussi une filiale de CSK. ⇪
(9) Il faut ici préciser qu’Okawa était plus précisément « chairman », s’occupant de la profitabilité de l’entreprise, alors que Nakayama était « président » et s’occupait au jour le jour des affaires de la compagnie. Okawa avait le pouvoir de licencier Nakayama (ce qu’il fit quinze ans plus tard), étant à la tête du conseil d’administration. Okawa est mort en 2001, quelques semaines après que Sega ait annoncé son retrait du secteur hardware pour se concentrer sur le développement de jeux vidéo. Sa loyauté à l’entreprise était tel qu’il avait alors donné 692 millions de dollars de sa fortune personnelle dont environ un tiers de stock options à Sega afin de l’aider à absorber le choc et accélérer sa transformation. Il faut souligner qu’il avait déjà investit plus de 400 millions de dollars dans la Dreamcast. Bref, c’est un héros pour tous les fans de la marque. Nakayama, en plus de son rôle de président de 1984 à 1999, sera producteur exécutif sur tous les Sonic jusqu’à Sonic Adventure, et également sur Burning Rangers et NIGHTS. ⇪
(10) Suzuki est le premier salarié de Sega dont on ait trace, ayant rejoint la compagnie en 1962. Il est membre du conseil d’administration depuis 1999, fut président de Sega AM2 de 2001 à 2003, rétrogradant de fait sa majesté Yu Suzuki. En 2003, il transmis le poste à Hirosha Kataoka pour devenir président et conseiller de CRI Middleware, fondé par… Okawa. Il prit sa retraite en décembre 2004, à 75 ans. ⇪
(11) Raison pour laquelle, par exemple, on ne sut pas jusqu’à récemment qui était derrière la série Castlevania. ⇪
(12) Il deviendra le président de Hitmaker (ex-AM3) avant d’être carrément nommé président de Sega. La liste des jeux dont il fut le producteur de 2000 à 2008 est assez impressionnante. En voici quelques-uns : Crazy Taxi 1 & 2, Jet Set Radio, Virtua Tennis 1 & 2, Segagaga, Shenmue 2 (Xbox), Billy Hatcher & the Giant Egg (Game Cube), Phantasy Star Online 1 & 2 Plus (Game Cube), Out Run 2, Yakuza. ⇪