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Nous sommes aux urgences de l’hôpital du coin et il est bientôt 20 heures, un samedi soir. Le pire est évité mais je me remémore un par un le fil des événements de cette journée, qui ont mené à cet accident où j’aurais pu perdre ma fille, en me disant chaque fois, « si j’avais pas fait ça, rien ne serait arrivé ». Et tout au bout de ce fil, il y a un jeu vidéo, et de plus est un jeu vidéo Legend of Zelda…
Ca faisait cinq jours que j’avais ressorti The Legend of Zelda, the Wind Waker sur Game Cube, depuis le podcast des copains Octo et Huijo sur les jeux de l’été. J’ai pas de Switch, c’est juste que ça coûte un bras, et puis à trente-cinq ans passés, j’ai du mal à me projeter dans l’achat d’une nouvelle console de jeux. Mais comme moi aussi j’avais envie de me replonger dans Hyrule pour la saison chaude, j’ai ressorti mon stock de jeux rétro dans les cartons, vu qu’ils sont bons, je n’allais pas m’en priver. J’hésitais entre Wind Waker et Skyward Sword, peut-être que bien mal m’en a pris, comme vous allez le voir.
J’ai donc enchaîné de longues sessions de 3 à 4 heures d’affilée sur Wind Waker, en avalant les quêtes une par une, avec de vrais moments de bonheur, notamment lorsque le soleil se lève sous l’océan. En moins de cinq jours, j’étais presque à la fin. J’avais déjà mon rétrotest en tête pour le blog : on a là un jeu vieux de 15 ans qui n’a pas pris une ride, le premier Zelda du XXIe siècle, juste après les épisodes précurseurs sur Nintendo 64 ! Certes le jeu a des lacunes, on fait beaucoup d’allers-retours fatigants – et cela aura son importance par la suite – mais il est propre, impeccable même, et y rejouer en 2017 ne pose aucun problème. Il m’aurait d’ailleurs bien plu de voir la version WiiU en HD, j’en ai vu des vidéos comparatives saisissantes !
Mais Wind Waker c’est surtout cette « trahison » discutable de retrouver le personnage principal enfant… et vous allez voir que cette discussion n’est pas anodine non plus. Je dis « trahison » entre guillemets car à l’époque de la sortie du jeu, les joueurs ont hurlé au scandale, habitués qu’ils étaient à la version adulte de Link dans Ocarina of Time. Moi-même, profondément rebuté, j’ai attendu 5 ans avant d’essayer le jeu et n’y ai pas rejoué depuis 10 ans (ma sauvegarde de 2007 était encore là d’ailleurs). Après ce tollé, qu’il faut évidemment relativiser, on n’a plus jamais revu Link enfant dans un Zelda. Comme quoi ! Mais c’est ce qui donne à Wind Waker son charme unique, ce qui lui confère le statut d’œuvre à part. Vous me direz que d’une certaine manière, tout jeu Zelda est une œuvre à part. Mais Wind Waker restera pour beaucoup de joueurs le dernier Zelda de l’enfance avant le passage symbolique à l’âge adulte.
Or, qui dit Zelda de l’enfance ne dit pas forcément Zelda pour les enfants. Chez tous les papgamers du blog, j’en suis sûr, Wind Waker restera dans le top ten de cette liste imaginaire de ces jeux vidéo de notre jeunesse auxquels nous voudrions un jour jouer avec nos enfants. J’y ai moi-même initié mon plus grand, qui vient d’avoir 17 ans, il y a quelques année déjà (c’est lui qui tenait la manette, précisons-le). La dimension initiatique du jeu est en effet prépondérante : dans le scénario, les enfants qui fêtent leurs douze ans portent l’habit vert, de génération en génération, pour perpétuer une légende qui s’est oubliée et dont dépendra le salut du monde. Comme dans tous les Zelda, Wind Waker emploie de nombreux éléments de la tradition ésotérique qui dépassent le cadre du simple divertissement et en font un jeu « intelligent ». Du reste, le jeu offre un mariage étonnant mais heureux entre les représentations traditionnelles polynésiennes et celtiques, qui sont l’opportunité d’un voyage à la fois sur l’écran mais aussi à l’intérieur de soi. Wind Waker, est d’une vraie richesse poétique, l’antithèse du jeu de baston 16-bits des salles d’arcade. Et pourtant…
Wind Waker, si proche du dessin animé par son esthétique colorée, me semblait idéal pour passer un bon moment en famille. Le héros est en effet rigolo et attachant, et permet l’identification tout de suite. Celà faisait donc cinq jours que mes enfants étaient au garde à vous à chaque fois que j’allumais la console, et je n’ai jamais joué sans avoir mes spectateurs. Seulement voilà. Une fois l’ego bien remonté, et lorsque tout le plaisir est décidément pour soi, il y a deux ou trois petites choses qu’on a tendance à oublier. J’avais moi-même oublié pourquoi je m’étais abstenu toutes ces années de jouer aux jeux vidéo devant mes enfants,.
C’est que les miens ne sont pas forcément des plus sages. Lorsque quelqu’un de mon entourage hésite à avoir des enfants, je laisse cette personne un demi-journée avec les miens, et cela la vaccine complètement. Dans une société où on a placé l’enfance au dessus de tout (alors que paradoxalement la vieillesse domine), je n’ai jamais été complexé d’égratigner les mythes rousseauistes – sur lesquels sont hélas basés tout notre système scolaire – ayant tendance, comme Cioran, à favoriser la vision plus ancienne du Talmud : pour moi l’homme nait naturellement mauvais. Vous connaissez les pseudo livres pour enfants Petit Poussinou ? Il en existe quatre tomes : je ressens une forte proximité avec les auteurs !
Mais bref, je n’y vais pas par quatre chemins : les enfants sont cons, et les avoir bombardé de Wind Waker était tout aussi con de ma part, que celà vous serve d’avertissement. Celà fait donc cinq jours que mes enfants regardent ce petit héros mignon qui ne meurt jamais (because I’m so damn good at it), qui ne dort jamais, qui ne mange jamais, qui ne se casse jamais une jambe en tombant de dix mètres de haut, ni ne se foule le poignet en prenant des coups ultra violents sur son bouclier ou en frappant le sol avec un marteau qui fait trois fois sa taille, ni ne se blesse avec sa lame en dépit de mouvements circulaires compliqués, qui ressuscite au bord des précipices à chaque fois qu’il tombe dedans, qui choppe des cordes à main nues et se balance sans aucun stress, qui nage en pleine mer sans bouées ni malaise, et navigue en plein cagnard sans jamais craindre le moindre coup de soleil ou crise de déshydratation. Le tout dans un espace de totale liberté apparente, sans aucune contrainte ni règles, et des adultes anecdotiques voire inexistants, les monstres étant généralement plus importants que les humains.
Vous voyez où je veux en venir, n’est-ce pas ?
Mais moi je n’ai rien vu venir du tout. Tout absorbé que j’étais par mes activités estivales, entre vélo, bricolage, apéros et Wind Waker, je n’avais pas remarqué le changement progressif de comportement de mes deux plus petits enfants, et notamment de ma petite dernière. Impossible de la coucher le soir, la moindre contrainte – y compris lui tenir la main dans la rue pour traverser – devenant sujet de crises violentes. Le grand frère, soudain investi d’un rôle initiatique, rôle subitement et ouvertement assumée au travers de la relation frère-soeur présentée dans le jeu – si, si, souvenez-vous ! – s’est mis à « jouer à Zelda » à la moindre occasion, sautant partout, volant des outils, attaquant les animaux, faisant n’importe quoi, et entraînant évidemment sa sœur dans la combine.
Tout ceci jusqu’à ce soir, au parc, où ils ont désobéi pour aller « jouer à Zelda » sur les espèces de portiques du parcours de santé au parc, pourtant réservés aux adultes, et dont je leur avais défendu l’accès. Il y avait un espèce d’exercice où il fallait sauter de plot en plot. Mon fils a sauté, il est passé, ma fille l’a suivi… et raté le rebord. Elle est tombé de haut, la tête à tapé à toute vitesse contre une arête tranchante. Pendant une demi seconde, la terre s’est arrêtée. J’ai cru que j’allais ramasser un corps froid et inerte. Et puis les cris, et puis les pleurs. Sauvés, mais pas complètement : il allait falloir filer aux urgences. Course, stress, sang qui coule à flots. Mince, les urgences de nuit sont fermées en août… Je maudis les politiques publiques, Emmanuel Macron et les grands patrons richissimes qui l’ont fait élire. Coup de chance, nous arrivons 30 minutes avant la fermeture. Merci au CNR, à l’hôpital public, à la Sécurité Sociale. Mais pour combien de temps ?
J’ai expliqué au grand frère, choqué lui aussi, que le rôle du grand frère était de protéger sa sœur, pas de l’entraîner dans les bêtises, et que c’est précisément ce qui se passe dans Wind Waker. Il s’est juré, dorénavant, d’être un grand frère exemplaire. Je me suis alors dit qu’on allait peut-être enfin tirer un peu de bon de ce jeu vidéo en terme de mimétisme. Jusqu’au lendemain où ils se sont encore tous les deux disputés et battus. Bref…
Alors voilà. Je m’étais dit que ça leur ferait plaisir de regarder ce jeu, un peu à la manière d’une série animée, et c’est effectivement ce qui s’est passé. Pour maximiser l’expérience de spectateur de mes enfants, j’ai joué en allant droit au but, sans errance ni galère, car je me souvenais de tout ou presque. Mais j’avais oublié qu’il y a encore un peu de l’esprit du XXe siècle dans Wind Waker. C’est un jeu vidéo très individualiste, très loin du party-game, dont de nombreuses facettes relèvent clairement du hard-core gaming. Je pense à ces allers-retours incessants sur la mer, à ce besoin de triturer sans arrêt la baguette du vent, répétant les mêmes mélodies, les mêmes mini-cinématiques (ahhh je n’en peux plus de ce grappin-griffe !), ces placements au millimètre pour pêcher les trésors, plus toutes les quêtes annexes que je n’ai pas faites, les PNJ auxquels je n’ai pas parlé, ces milliers de sous-quêtes qui seront d’ailleurs peu à peu abandonnées dans les opus suivants… tout ça crée globalement de la frustration et même de l’hystérie : l’architecture même du jeu vidéo, basé sur une dynamique rétro, a servi de catalyseur. Ce petit héros hyper centré, qui passe son temps à s’agiter, à crier et à faire la toupie, en plus de sa puissance mimétique aux yeux d’un enfant, suscite indirectement l’énervement, l’impatience, un besoin de se lâcher et d’aller droit au but sans entraves. Le jeu vidéo, même s’il est de qualité, n’est pas forcément un spectacle enrichissant.
On pourra dire ce qu’on veut, j’attends les levées de bouclier : on n’égratigne pas le mythe Zelda, le jeu vidéo n’est pas responsable, je suis réac comme ces mauvais papiers des années 90, genre Télérama, etc. On aurait pu croire, au vu du titre de cet article, à un traitement plus léger, plus psychologisant, à travers une histoire de princesse qui aurait ravi symboliquement sa fifille à son papa, un peu comme cette pu***n de Frozen, qui a durablement déglingué les comportements toutes nos filles (on récoltera d’ailleurs ce qu’on a semé dans 20 ans, les psys feraient bien de se préparer). Mais pas du tout, exit la magie et les paillettes : retour à la réalité du père de famille. Zelda c’était pour moi l’icône sacrée qui n’apporte que du bonheur. C’était. Maintenant j’en fais des cauchemars.