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Les petits jeux vidéo indépendants sont presque toujours étranges et essaient de nous proposer une expérience de jeu diamétralement opposée aux grands canons commerciaux. J’avoue que je ne m’attendais pas à aller aussi loin avec The Beginner’s Guide. Ce jeu explose complètement les frontières entre réel et fiction et chez Octopaddle, nous avons toujours soutenu ce genre d’initiative visant à faire du jeu vidéo un genre d’expression à part entière.
The Beginner’s Guide est présenté comme étant la nouvelle réalisation de Davey Wreden, dont je n’avais jamais entendu parler avant aujourd’hui, et auteur du « célèbre » The Stanley Parable, dont je n’avais jamais entendu parler avant aujourd’hui. Vous pouvez acheter son jeu sur Steam ou directement sur son site.
Mais ceci dit, compte tenu des critiques du jeu que j’ai lues a posteriori, ceux ou celles qui avaient expérimenté The Stanley Parable en premier lieu ont été déçus par The Beginner’s Guide, plus minimaliste, et dont la durée de vie n’excède pas une heure et demie (contre 4 à 5 heures pour son prédécesseur) et dont la rejouabilité est nulle. Il faut donc être prévenu et acheter The Beginner’s Guide comme un ticket de cinéma alternatif et expérimental, dans le genre de ce qui se fait au Futuroscope. Vous n’y jouerez pas forcément deux fois. Entre-nous soit dit, ce blog est pour des papas-gamers qui n’ont pas forcément le temps de beaucoup jouer en immersion… Vous pouvez ainsi retrouver l’intégralité du jeu testé en direct par un youtuber appelé Jacksepticeye :
Le visionnage ne fait rien perdre à l’ambiance du jeu. Le youtuber, survolté au départ, est complètement captivé par le jeu : il est tout aussi intéressant de suivre le jeu que de le voir changer d’attitude et se poser des questions existentielles au fur et à mesure de sa progression. Ca ne gâche rien à cette expérience hors du commun, mais contrairement à lui, nous pouvons faire une pause salutaire de temps à autre pour prendre du recul et changer une couche ou deux. Ouf !
Les deux mots clés de The Beginner’s Guide sont « immersion » mais surtout « narration ». Le narrateur, dont on entend la voix tout du long, est le véritable fil conducteur du jeu, mais sert à mettre en lumière le travail d’un autre auteur de jeux vidéo. En effet, le jeu se présente comme étant une tentative de Davey Wreden de mettre bout à bout les créations vidéoludiques indépendantes (et potentiellement injouables) d’un certain CODA, de les rendre jouables et de les faire expérimenter au joueur, pour faire comprendre leur signification en miroir de ce que ce programmeur a vécu dans la vie réelle, tout en soulevant des questions morales ou philosophiques.
L’illusion mise en place est saisissante et le jeu se base sur la dynamique de l’autre et du même, telle qu’on la retrouve chez l’auteur Joseph Conrad, avec les romans Heart of Darkness mais surtout Lord Jim : Jim est le personnage creux et vide, tellement vide qu’on a envie de le remplir. Il s’agit là d’un premier niveau de lecture, sur la façon dont on perçoit (ou non) une personne à travers son œuvre. L’œuvre ou son auteur ? Vaste débat qui occupe la scène littéraire depuis des siècles.
L’esthétique générale du jeu est cauchemardesque, carcérale, avec une musique d’ambiance qui prend aux tripes. Chaque niveau du jeu symbolise une tranche de vie de CODA, et met en relief le côté sombre du personnage et la tentative désespérée de Davey Wreden de le comprendre. Je peux vous dire que c’est le jeu qui fiche un coup au moral et qui peut vous changer à jamais. C’est une thérapie en soi. D’ailleurs le thème de la création en soi et/ou comme thérapie (ou comme trou noir, dévoreur d’une âme par essence autocentrée) revient régulièrement dans le jeu. C’est un questionnement permanent sur le processus créatif et la façon dont on le véhicule (ou pas) dans le monde.
WARNING : la fin d’article contient des SPOILERS qu’il serait dommage de lire si vous n’avez pas joué ou si vous n’avez pas au moins regardé la vidéo.
Dans The Beginner’s Guide, auteur et narrateur fusionnent à dessein, afin de mieux ancrer le jeu dans le réel dès le départ. Le narrateur, qui se présente comme étant l’auteur du jeu, attire notre sympathie de par sa philanthropie envers CODA, le pauvre programmeur enfermé dans son monde, absurde, beckettien, qu’il essaie de comprendre et de faire connaitre au monde extérieur en présentant et en décortiquant ses jeux. Mais ce faisant il se joue de nous pour mieux nous amener à la tragédie finale, que l’on pressent progressivement, et qui nous amène à le rejeter, lui, qui passe pour un salaud encore plus égocentrique que l’autre égocentrique qu’il voulait sauver. L’exhibitionnisme est double : celui qu’il fait subir à CODA et le sien propre que CODA lui inflige à travers le dernier niveau et qui le fait culpabiliser, et l’amener à se répandre sur tout la ligne. La mise en scène est très habile.
En effet, le narrateur est tout aussi fictif que CODA. Il est créé, comme tout le reste, afin de fournir au joueur une interface humaine, sinon humaniste, soulignant en contrepoint l’inhumanité croissante de CODA, mais nous révélant au final les failles de cette soi-disant humanité. De nombreux indices nous indiquent que CODA et le narrateur sont les mêmes entités, comme la façon « magique » qu’a le narrateur de modifier les jeux de CODA, et le discours tourmenté complètement en décalage juste avant l’épilogue. En deuxième lecture, le jeu mettrait donc en scène un dédoublement de personnalité digne de Tyler Durden dans Fight Club et dans lequel le joueur tiendrait un rôle de témoin, qui serait dupe ou qui ne le serait pas. Dans tous les cas, le jeu amène à une réflexion telle qu’on peut l’avoir avec le film Inception, à un degré encore plus élevé car rien ne nous empêche de croire sincèrement que ce que raconte l’auteur-narrateur est réel !
The Beginner’s Guide offre un constant jeu de miroirs, qui raconte une histoire parfaitement fictive, qui montre ce qu’on veut bien nous montrer, tout en offrant une réflexion sur cette dynamique de nous montrer ce qu’on veut bien nous montrer – entre autres fausses pistes qui ne sont là que pour mieux nous illusionner. Par exemple, quand on voit, au tout début du jeu, le premier labyrinthe se révéler immense, on se dit « wow, ce CODA est un dingue d’avoir programmé tout ça pour rien ». Quand on réalise que CODA et Davey sont probablement la même personne, on se dit « wow, ce Davey est VRAIMENT un dingue de ne pas assumer d’avoir programmé tout ça pour rien et de s’être fait passer pour un autre ». Et puis à la toute fin, avec le recul, quand on a compris que tout ça n’est que du bluff, on se dit quand même : « wow, il nous a bien eus : ce labyrinthe n’est probablement pas viable, il est tout aussi faux que tout le reste, et n’était là que pour nous induire en erreur ».
L’histoire de CODA est fictive, même si je ne peux l’affirmer avec certitude et celà n’enlève justement rien à la puissance du jeu et à l’histoire qui est racontée. Même si elle est probablement basée sur des faits réels, ou un ressenti réel. On a presque tous connu une personne qui a sombré dans son univers intérieur : je l’ai raconté il y a longtemps dans mon article sur Heart of Darkness, roman de Joseph Conrad que j’évoquais d’ailleurs plus haut, à juste titre, et qui a inspiré le jeu Spec Ops the Line, toujours sur le dédoublement de personnalité et la schizophrénie.
Dans l’histoire qui nous est soi-disant racontée, le narrateur va chercher le « mal » chez l’autre alors qu’il l’a en lui – en fait, alors que lui et l’autre sont les mêmes – et nous fait expérimenter ce processus en temps réel, nous intègre complètement à cette prise de conscience complexe sur soi et sur la créativité au sens large. Finalement nous passons nous-mêmes de l’autre au même en étant progressivement amenés à nous faire cette réflexion. Malgré son apparence étrange (je dirais même étrangère, au sens de repoussante, de différente de nous) ce jeu nous amène à considérer une profonde unité dans le genre humain. Nous nous faisons sans-cesse écho les uns aux autres, voire de nous-mêmes à nous-mêmes. Auteur et narrateur sont clairement deux entités aux intentions très différentes et c’est la prouesse de ce jeu que de faire ressortir cet état de fait en troisième lecture.
Ainsi, l’auteur-narrateur franchit une ligne et nous la fait franchir avec lui dans une mise en abyme totale du processus de création d’un jeu vidéo. En ultime niveau de lecture, les niveaux du jeu font entrer notre persévérance en résonance avec notre degré d’illusion : on avance car on s’illusionne et vice-versa. Du moment qu’on capte l’entourloupe, ou qu’on est intellectuellement largué par le côté expérimental du jeu, la sauce ne peut plus prendre. Mais tant qu’on avance et qu’on y croit, qu’on capte un écho en nous-mêmes de ce qui se passe, le jeu fonctionne, et vice-versa : celà donne à réfléchir sur notre condition humaine, à la façon dont nous avançons dans la vie, notre rapport aux autres mais aussi à l’invisible, à l’absolu.
Au final, The Beginner’s Guide est une démonstration magistrale de ce que le jeu vidéo peut permettre d’expérimenter en tant que genre à part entière. D’ailleurs, si son prédécesseur The Stanley Parable était kafkaien, celui-ci est clairement beckettien.