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Nous avons vu l’autre jour qu’il existait toute une philosophie des particules qui ne date pas d’hier et qui est à l’origine des théories déconstructivistes du XXe siècle, engendrant au passage le phénomène jeu vidéo. Or, la génération qui vient est en train de tacler ce mode de pensée déconstructiviste, tentant, au contraire, de reconstruire de nouveaux modes de perception sans délaisser les processus de narration. Tout celà est actuellement à l’œuvre dans un média beaucoup plus ancien, qui est le théâtre. La dernière pièce de Thomas Ostermeier, Richard III, le revendique d’ailleurs fièrement.
« Le succès que j’ai à l’étranger est lié, je crois, à mon mode de narration… Je suis, si l’on veut, le petit frère des déconstructivistes ; mes grands frères ont tout fait voler en éclats, alors il faut bien quelqu’un pour rassembler les morceaux et les recoller – c’est ce que je fais. Mais dans l’espoir de rendre visibles les points de raccord. La culture japonaise a une expression pour cela : kintsugi. Un objet en céramique n’atteint la perfection de sa beauté qu’une fois qu’il a été cassé puis recollé. Le but de cette esthétique est de donner à voir les lignes de fracture. Je ne déconstruis pas, je reconstruis. Je raconte à nouveau des histoires » dixit Thomas Ostermeier sur le site de Télérama.
Une première, donc, sur l’octoblog : nos allons parler de théâtre ! Nous parlions encore il y a peu des adaptations de séries animées des années 80 en longs métrages… Pas facile de faire du neuf avec du vieux ! Mais quand le vieux en question est William Shakespeare, attention ça ne rigole plus. J’ai longtemps détesté le célèbre dramaturge anglais à cause de tout cet esprit de sérieux qui l’entoure. Mais force est de constater que ses pièces sont de grosses baffes dans la figure, et traitent de thèmes importants, que d’autres médias n’arrivent pas à traiter, parce que le théâtre a sa particularité, à l’instar du jeu vidéo, du cinéma, du roman, de la peinture, de la BD, et même de la gastronomie régionale.
Les pièces de Shakespeare nous confrontent ainsi à une certaine expérience de l’espace et du temps, parce que ces pièces sont très longues, et de ce fait, les performances d’acteur sont dignes de respect. Tout cela nous emmène très loin : il faut du temps pour créer l’illusion, tout comme avec un bon jeu vidéo immersif de longue haleine. Les thèmes dégagés prennent alors un tout autre relief (rappelez-vous de Sepc-Ops, the Line !), codés dans un langage bien particulier qui, chez Shakespeare, n’est accessible qu’à un esprit résolument adulte. Dans Richard III, on se rend compte petit à petit que c’est la force de persuasion du langage qui donne sa puissance au personnage, qui nous apparait à la fois comme vil et sympathique.
Les thèmes de Shakespeare sont universels et intemporels. Dans Romeo and Juliet, on assiste évidemment à l’amour romantique et adolescent voué à l’échec. Dans Hamlet, c’est une image de la famille recomposée et de la rivalité avec le beau-père qui se dessine. Dans MacBeth, c’est le poids des superstitions et la folie engendrée par la culpabilité qui est de mise. Et dans notre Richard III, ce sont tous les problèmes de pouvoir au sein d’une fratrie qui se posent. Tout ça, ce sont des points de vue d’adultes, notamment de pères de famille, ce que Shakespeare était avant, semble-t-il, de fuir son chez-lui pour vivre sa passion théâtrale, une dynamique qui ne laisse pas indifférent les papa-gamers con-pressés entre couches et paddles. Bref, il aurait fait un parfait personnage de Jiro Taniguchi, dans Quartier Lointain par exemple.
La pièce Richard III d’Ostermeier a été jouée dernièrement par une grande troupe du théâtre de Berlin au 69e festival d’Avignon et a été retransmise sur Arté ce lundi 13 juillet : vous pouvez la retrouver en podcast sur cette page. Prévoir 2h30, tout de même ! Mais on ne s’ennuie pas. Il s’agit évidemment d’une adaptation : le texte original est raccourci (incroyable n’est-ce pas ?) et modernisé, le rythme est aussi plus cadencé. La mise en scène est impressionnante, et peut être un peu bobo et moderniste, du moins à première vue.
En effet, dans toute œuvre d’art, narration et esthétique forment un équilibre : on ne peut jamais complètement se passer de l’un ou de l’autre, et on assiste souvent aux excès de l’un ou de l’autre. Quand on pense aux jeux vidéo d’il y a 30 ans, ceux-ci sacrifiaient beaucoup à l’abstraction de par leurs contraintes techniques, et la narration pêchait forcément. A l’opposé, toute innovation technique majeure (comme le passage à la 3D) entraîne souvent une surenchère (pensez à l’utilisation des Wiimotes) et donc une régression en terme de narration. Mais ces lacunes sont rapidement comblées par la génération d’après, qui maîtrise les codes pour mieux les transcender.
Le théâtre a connu son excès d’esthétisme à la fin d’un XXe siècle qui ne nous racontait décidément plus rien : le tout début de Richard III y fait incontestablement penser, mais heureusement, le texte de Shakespeare l’emporte sur toutes les petites distractions scéniques et la pièce parvient à se libérer du « tout esthétique ». Ainsi, entre autres gadgets inutilement et habituellement préposés au genre théâtral post-moderne, l’utilisation du micro qui pendouille dans Richard III est plutôt bien bien sentie. Le maquillage au yaourt pendant la dernière demi-heure est bluffant et apporte vraiment quelque chose de nouveau au personnage de Richard. Enfin, la performance d’acteur est remarquable. Richard « crève l’écran » et prend vraiment toute la place. Il faut s’imaginer l’époque de Shakespeare : une scène sans aucun décor, quelques costumes… et basta. La magie ne pouvait prendre qu’avec le langage, qui est à la fois le sujet et l’objet.
Et puis on se rend bien compte que Richard III, c’est l’ogre dans les chaumières anglaises de la Renaissance, le dernier vestige d’un Moyen-Age violent et mesquin. Il fut en effet le dernier Roi Plantagenêt, en d’autres mots, le dernier Roi d’Angleterre d’ascendance française. Dans la pièce Richard III, Shakespeare a fait de lui un affreux bonhomme, laid, bossu, manipulateur et criminel. Sa troupe de théâtre fut en cela une des premières agences de propagande au monde, puisqu’elle faisait ouvertement les affaires de la dynastie Tudor, qui a succédé à celle des Plantagenêt. Henry Richmond, le futur Henry VII Tudor, était en effet l’adversaire de Richard III et s’est révolté contre lui. Or, il n’avait pas d’ascendance noble directe et avait donc une légitimité bancale. Il fallait donc soigner le mal par le mal et faire de Richard un véritable monstre, pour que personne n’ait à le regretter.
Mais en 2012, on a retrouvé le squelette de Richard III en faisant des fouilles sous un parking. Tests ADN à l’appui, il aurait été authentifié. Et en avril 2015, plus de 500 ans après sa mort, a eu lieu l’enterrement officiel du souverain. Coup touristique ou facétie typiquement britannique ? Toujours est-il que les commentaires révisionnistes sur la personnalité de Richard vont bon train, et qu’il existe des confréries de ses descendants qui souhaitent qu’on reconnaisse leur légitimité, ou au moins que Richard soit reconnu à sa juste valeur.
Car la pièce de Shakespeare et son adaptation sont historiquement proches de la réalité, même si l’implication de Richard dans tous les meurtres et les allégations d’adultère d’Edward IV ne peuvent être foncièrement prouvées de nos jours. Dans l’adaptation d’Ostermeier, Richard a ce côté geek rejeté par la société et a aussi ce côté très sympathique, voire drôle : est-il plus à plaindre qu’à condamner ? Quoi qu’il en soit, le scénario est complexe, les personnages nombreux, et les relations de pouvoirs retranscrivent bien l’ambiance de l’époque, en pleine Guerre des Deux Roses, conflit de succession fratricide ayant largement inspiré le roman A Game of Thrones dont nous avons déjà discuté les superbes adaptations en série.
C’est que Richard III se situe à la croisée des univers. Le personnage difforme et bossu est un grand classique du petit teigneux pénible, qui n’est pas sans rappeler le personnage de Tracassin dans Shrek 4, notre ancien président de la République ou encore ce cher Tyrion Lannister… Et ce n’est pas tout : il existe de nombreux points communs avec la célèbre série d’HBO, qui est en soi une excellente passerelle didactique pour entrer dans l’univers de Shakespeare. Mais il s’agit-là avant tout d’un modeste projet de reconstruction, à l’instar d’Ostermeier, dans une école déconstruite depuis 40 ans, où les cerveaux sont de plus en plus vides, et où l’on sacrifie les savoirs au profit de multiples, éclatées et insidieuses compétences… C’est qu’il ne faudrait pas les traumatiser par des notes, les chéris… Les pédagogos du ministère plébiscitent sans arrêt le théâtre et le jeu de rôle, m’enfin quand on voit que la plupart n’arrivent même pas à retenir une ligne par cœur… on est bien loin de Shakespeare et de ses 2h30 de pur délire !
Bref, pour en revenir à la pièce, autant le dire : j’ai été un peu déçu par le fait que celle-ci soit en allemand, heureusement sur-titrée en français – j’avais autrefois assisté au même genre de technique avec La Petite maison de Poupées d’Isben, au même Opéra Grand Avignon, en 2003. Certaines phrases cultes de Richard III sont quand même déclamées en anglais lors de passages un peu rock ou psychédéliques : « My Kingdom for a horse !« . Mais c’est un peu bancal… De même, le traitement final de la bataille de Bosworth est trop conceptuel et manque un peu de panache : on ne voit pas même pas Henry VII Tudor en découdre avec Richard comme le veut la tradition.
Ce sont les seuls défauts que j’aurai relevés dans Richard III. Et pour m’en retourner à mes paddles, tout cela m’a immédiatement ramené à mon jeu fétiche, Heroes of Might and Magic II, qui met en scène une guerre de succession fratricide. Celle-ci est intimement lié à la Guerre des Deux Roses décrite dans Richard III et le jeu – qui date pourtant de 1996 – fait même des clins d’œil à A Game of Thrones, sorti la même année, comme je l’ai déjà raconté ici dans le test du jeu.
Archibald (à gauche), il a vraiment un look de vilain à la Richard III, non ?
Pour finir, ne pas oublier que le Festival d’Avignon, c’est surtout le OFF : un lien vers « le bruit du OFF… «