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Les liens entre la philosophie et les jeux vidéo n’ont pas fini de nous étonner, chers papa-gamers ! La dernière fois, nous avions vu jusqu’où le jeu vidéo pouvait répondre à une question existentielle universelle. Aujourd’hui, nous allons aborder le concept de « tile » (en anglais : brique, carreau, tuile, fragment…) l’élément constitutif de base qui renvoie à une vision atomiste du monde – notre monde réel, formé de particules élémentaires, tel qu’il est actuellement défini par la communauté scientifique.
De notre point de vue de trentenaires gamers post-modernes, le concept de particule nous renvoie immédiatement au pixel – élément de base clairement identifié du jeu vidéo rétro, et qui fait actuellement des ravages dans le pixel-art – mais aussi à la brique constitutive thématisée telle qu’on peut la retrouver dans des jeux comme Minecraft. Cependant, la donne est clairement en train de changer car les jeux vidéo qui sortent actuellement à l’E3 nous préparent à une véritable bombe atomique. Finies, les particules ?
Les grecs présocratiques, et notamment Démocrite, il y a près de 2500 ans, avaient déjà l’intuition que le monde était constitué d’atomes, et que la terre était ronde. « Atome » est un mot grec signifiant « qui ne peut être coupé » : il s’agissait pour eux de l’unité de base, de la « tile » du monde réel. Les anciens avaient également eu l’intuition que toucher à l’atome n’amènerait rien de bon. 2000 ans d’obscurantisme religieux chrétien plus tard, nous redécouvrons le fil à couper le beurre, et nous voilà enfin redevenus raisonnables, mais le « rien de bon » des anciens s’est concrétisé à travers les tragédies d’Hiroshima, Nagasaki, Tchernobyl, et Fukushima, sans parler des Mururoa et autres sites d’essais nucléaires.
Force est de constater que dans tous les aspects de la société et jusque dans la division du travail, la pensée moderne s’est structurée autour de l’atome, de façon très rapide, jusqu’à atomiser l’atome lui-même (le XXIe siècle sera celui des quarks et autres bosons). Si les grandes religions ont toujours tout voulu unifier, tout renvoyer à un Dieu unique, la science, au contraire, fragmente, dissèque, et veut tout faire rentrer dans des cases. A part avec Gutenberg, qui a inventé l’imprimerie – elle-même constituée de tiles – les visions atomistes du monde sont rares avant le XXe siècle.
Aujourd’hui, cette dynamique de fragmentation du réel est à l’œuvre quasiment partout, jusque dans les processus de création des jeux vidéo, loisir né au XXe siècle de par la popularisation de la science et des techniques. Un épisode de Futurama appelé Reincarnation – Future Challenge 3000 (saison 6, épisode 26) exalte cette vision atomiste du jeu vidéo où la solution à toutes les énigmes de l’humanité renverrait au seul pixel, créant de ce fait un monde totalement désenchanté où plus rien ne serait à découvrir.
Or, réduire la vision atomiste des jeux vidéo au seul concept de pixel serait réduire le tableau de Mendeleïev au simple atome d’hydrogène. En effet, les jeux vidéo sont composés d’autres éléments constitutifs redondants, de tiles, eux-mêmes composés de pixels, et qui sont inventés par les programmeurs et stockés dans la mémoire du jeu à la manière de briques de LEGO. Au final, ces briques sont assemblées et agencées pour créer le jeu et ses niveaux.
Mon premier contact avec cette vision atomiste du jeu vidéo remonte au début des années 1990 avec le jeu Sonic The Hedgehog sur Sega Megadrive, qui fut longtemps mon jeu favori. Dans la cour de l’école, on me parlait alors d’un code qui permettait soi-disant de « jouer avec les méchants » et de « passer à travers les murs », mais aussi de « se transformer en anneau ou en télé » ! Tout celà m’avait fasciné : il me tardait de redécouvrir les niveaux du jeu en incarnant le docteur Robotnik ou un de ses badniks, et en utilisant des super pouvoirs pour briser les murs, mais… de là à se transformer en télé ? ou en anneau ? Je ne comprenais pas bien ce que mes camarades voulaient dire. Après bon nombre de tentatives, j’ai finalement réussi à entrer le code, que je n’oublierai jamais. J’entrai alors dans dans le debug mode.
D’abord, ce fut une déception. En fait, ce debug mode ne permettait pas de « jouer avec les méchants », contrairement aux assertions de mes camarades. Il permettait seulement de dématérialiser le sprite de Sonic et de le transformer en toutes les tiles du jeu afin de les poser à loisir. Cela n’avait pas grand chose de drôle, outre le fait de pouvoir trouver des zones inaccessibles en « passant à travers les murs », mais découvrir ce mode m’avait fait l’effet d’un Matrix. Avec le debug mode, j’entrais dans l’ADN du jeu, je percevais la structure intrinsèque d’un monde, je me rapprochais de Dieu : chaque tile était autant d’atomes, autant de molécules créées par un programmeur invisible.
Et ceci était vrai pour tous les jeux en 2D de l’époque ! L’astronome Hubert Reeves décrit les soleils et les étoiles comme des usines à fabriquer les atomes : si l’on suit cette idée, les programmeurs de jeux vidéo sont eux-mêmes des soleils, capables d’éclairer l’espace et de créer des mondes. Chaque jeu nous proposait en effet des briques de base facilement identifiables, des powerups jusqu’aux types de terrain en vogue, qui nous offraient un singulier découpage de notre vision du monde réel : prairies, déserts, neige, banquise… avec un traitement à part pour l’eau, qui pouvait parfois tuer d’un coup, ou être utilisée sous conditions (Sonic devait respirer des bulles d’oxygène pour survivre) ou être un élément purement alternatif à l’air (Mario ou Alex Kidd nageaient sans aucune contrainte d’oxygène).
On retrouve également cet effort de thématisation du réel à travers les types de ressources naturelles, notamment dans les jeux de stratégie : bois, minerai, pierres précieuses, mais aussi unités militaires, ou mana (puissance magique). Certains jeux – y compris des jeux de plateau – font parfois des efforts désespérés pour innover en ce sens, proposant des ressources de base hors du commun. Rappelez-vous de Muramasa, où on récoltait des âmes de défunts pour forger des épées magiques…
J’ai longtemps joué aux LEGO, qui étaient en eux-mêmes une bonne école (une fondation LEGO à visée éducative a d’ailleurs été créée) : il est clair qu’on n’arrive pas au même résultat et au même niveau de qualité avec de grosses briques Duplo qu’avec des engrenages et moteurs Technic. La brique en tant que telle sous-tend une vision du monde déconstructiviste, qu’on peut mettre en lien avec les travaux de Jacques Derrida, et qui peut expliquer le succès d’un Minecraft, dont nous avons déjà parlé. Mais le déconstructivisme a aussi ses dangers car il peut saper les fondations des grandes réalisations de nos ancêtres : je pense notamment aux islamistes en Egypte qui voulaient raser les pyramides, ou aux pédagogues du ministère de l’éducation nationale qui sont « en train de » réformer le collège, pour notre plus grand malheur, depuis 40 ans.
Mais pour en revenir à notre conception du monde atomiste (et donc matérialiste, au premier sens du terme), il existe un traitement très intéressant des quatre éléments dans les jeux vidéo, qu’on pourrait développer pendant des heures. Certains jeux mettent la thématique des quatre éléments en avant, notamment à travers l’utilisation de pouvoirs magiques (comme dans Heroes III ou Ultima VIII : Pagan par exemple). Mais la plupart des jeux ne développent les éléments que de façon parcellaire. Ainsi, le feu est presque toujours présenté comme un obstacle ou un puissant adjuvant, quand il n’est pas carrément un principe scénaristique intrinsèque (guerre, descente aux enfers, satanisme). L’air est quant à lui rarement représenté en tant que tel avant le passage à la 3D. On se souviendra des rafales de vent et des premières grandes sensations liées à l’air dans The Legend of Zelda : The Wind Waker.
En ce qui concerne le passage à la 3D, justement, nous sommes longtemps restés dans une conception hybride du jeu vidéo. Le pixel a certes disparu de notre vision au profit du polygone (le pixel est toujours là, mais il n’est plus un critère esthétique et architectural majeur) mais les jeux en 3D conservent encore de nombreuses tiles, qui se répètent, classables et quantifiables en tant que telles. Dans un FPS, par exemple, vous passez sur une cartouchière, et hop ! Votre nombre de munitions augmente. Dans un RTS, vous produisez une unité qui ne tombera jamais en rade, obéit sans faille ni hésitation, et qui d’une unité à l’autre a exactement les mêmes caractéristiques de dégâts, de blindage, de points de vie, etc.
A la fin des années 90, Half Life m’avait justement fasciné parce qu’il essayait d’aller au delà de ce matérialisme traditionnel dans les jeux vidéo. En effet, il proposait un monde sans ruptures (ou presque) : il n’y avait pas de niveaux, et toute l’action se suivait en un seul bloc. La combinaison HEV servait de prétexte aux points de vie et à la résistance physique hors normes du héros. Aussi, on voyait ce dernier recharger son arme avec une animation réaliste : celle du colt et du lance roquettes étaient d’ailleurs excellentes.

Le COLT dans Half Life, sans doute la meilleure arme du jeu..!
Mais on était encore loin de ce qui arrive… Grâce au talent des programmeurs et aux capacités des machines, il devient de plus en plus possible d’avoir un monde réaliste et individualisé, où l’on ne trouve pas deux ennemis, deux objets – bref, deux tiles – identiques. Les dernières vidéos de l’E3 montrent que les nouveaux programmeurs pulvérisent peu à peu la notion même de tile. La plus flagrante est celle du prochain Doom : la façon dont on récupère l’arme sur le cadavre de l’ennemi au milieu de la vidéo me fait dire qu’on est en train d’entrer dans une nouvelle réalité, non redondante, et qui ne laisse plus aucune place à l’imagination : tout est livré au joueur, à l’instar de ces bornes d’arcade dynamiques, qui proposent une expérience brute et sans détour.
Avant Doom, dans un FPS, comme je le disais plus haut, on ramassait sa munition, on prenait son power-up, et hop ! On était immédiatement transformé, on avait notre stock de balles augmenté, comme par magie. Le joueur n’avait pas d’autre choix : il imaginait, projetait quelque chose sur cette absence. C’est ce que Scott Mac Cloud décrivait dans l’Art invisible : en bande dessinée, l’action se construit à travers ce que le lecteur imagine entre deux cases. De même, en métaphysique, l’atome est ce qui ne peut être vu, car il produit la lumière visible, sous forme de photons : il ne peut donc qu’être imaginé, et non représenté. Mais il peut être détruit malgré tout… Le jeu vidéo est en train d’aller au delà de tout ça : c’est une bombe atomique qui se prépare. Et ce n’est pas le renouveau de la réalité virtuelle (avec le développement de l’oculus rift) qui va me contredire…
Maintenant que le pixel et la tile se fondent dans la masse et tendent à disparaitre au profit de l’hyperréalisme, ne risque-t-on pas une sensation de trop plein à vouloir tout montrer, tout réaliser ? Ne va-t-on pas arriver à ce désenchantement présenté avec humour par les auteurs de Futurama dans « Future Challenge 3000« ? En tous cas, on ne peut plus reculer, désormais. So wait and see…
C’est tout pour aujourd’hui ! Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter de bonnes vacances, si vous avez la chance d’en avoir. Après ce long « dossier de l’été », je prends moi aussi quelque repose bien mérité en compagnie de mes enfants. Amusez-vous bien !