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Le succès de Minecraft est par de nombreux aspects incompréhensible, d’où, peut-être, son succès dans un monde toujours plus fou.
En effet : ce “jeu” n’en est pas vraiment un et se caractérise par son absence de but clairement identifié, ses graphismes laids, son action minimaliste, son ergonomie rétrograde, et sa narration inexistante. Il est fort possible que des recherches universitaires se penchent un jour sur les raisons sociologiques de l’existence de Minecraft, dans la droite lignée du selfie et autre tablette tactile. N’y voyez pas une critique acerbe : tous ces épiphénomènes trahissent une façon tout à fait recevable de se positionner vis-à-vis d’une réalité compliquée et parfois cruelle. Mais ma vraie question, en tant que papa gamer, est de savoir si oui ou non je dois laisser mes enfants jouer à Minecraft. Que celà va-t-il leur apporter réellement ? Ou bien que risquent-ils à rejoindre ce grand délire constructiviste ?
Autant vous le dire d’emblée : j’ai fini par céder aux doléances de mon ado de 14 piges, et je lui ai acheté le jeu. D’une parce qu’un collègue de boulot m’en a parlé et qu’il a piqué ma curiosité car étant gosse, j’adorais les LEGO. Et de deux, parce que je suis de toutes façons très limitant en ce qui concerne l’usage de l’ordinateur et d’internet, étant donné que la machine est dans ma chambre. Pas d’abus possibles, donc, et contrôle absolu de l’autorité parentale compétente : d’un point de vue éducatif je suis irréprochable !
C’est que Minecraft a ceci d’attirant qu’il se revendique comme illimité, comme la plupart des MMORPG. Et qui dit illimité, dit temps de jeu illimité, addiction, spirale de l’enfermement, désociabilisation au profit d’une communauté virtuelle, etc.
Le collègue de boulot que j’évoquais plus haut a plusieurs ados chez lui et leur a installé Minecraft, avec des systèmes de contrôle bien à lui. Bref, il m’a raconté que les siens y passent des heures, et qu’il était au départ sceptique de les voir ainsi “construire du vent”, mais qu’au final, il avait été bluffé par la créativité de ces jeunes, en voyant ce qu’ils avaient réalisé. Et là arrive le grand mot : créativité. Minecraft se revendique de celà, et se fait le grand jeu éducatif du XXIe siècle, enterrant définitivement les grosses daubes d’Adibou et compagnie. Mais là je suis obligé de dire : stop ! D’une part, Minecraft a quelque chose de méchamment capitaliste qui ne me revient pas. On n’apprend pas l’architecture ni la survie dans Minecraft, et encore moins la force de caractère, il faut arrêter ce discours. Du reste, si vous saviez ce que le système éducatif français souffre de cette “créativité” et de cette “expression personnelle” de jeunes qui devraient fermer leur gueule et se remplir un peu la tête…
Car Minecraft reste un jeu, quelque chose qui permet de se détendre, de se vider, en aucun cas de se construire, ou de s’élever, quand bien même on construirait quelque chose : plus de pertes que de gains à première vue. Les mécanismes de jeu, qui sont très pauvres en soi, n’ont pas grand chose de structurant. Je trouve que Minecraft séduit surtout par son aspect métaphysique, que l’on trouvait déjà dans les jeux hyper pixellisés et expérimentaux des années 80. Ce pied de nez au réalisme n’est pas pour me déplaire, si ce n’est son ambition naturaliste revendiquée et affichée (Minecraft comme miroir des sociétés humaines, tu parles).
Si on cédait à tous les caprices des joueurs de Minecraft, ce serait vite le retour à la monarchie absolue.
Puisqu’on y est, le succès de Minecraft tient également au fait qu’il se fait réseau social. C’est une sorte de forum ou de chat travesti en jeu. On se retrouve, on papote, on crée un petit truc, on collabore, et puis on montre à papa maman ce qu’on a pondu. Mais cet aspect là ne m’intéresse pas tellement, car pour mes enfants, je préfèrerais qu’ils aient un vrai contact social avec leur amis, en chair et en os. Je suis un peu attristé de les voir s’enfermer dans ces mondes plutôt que d’aller au cinoche ou à la piscine… Donc tant qu’ils continuent à le faire aussi dans le réel, je suis d’accord pour qu’ils se retrouvent également sur du virtuel pour jouer aux LEGO en 3D, même si ça ne pisse pas bien loin. C’est une activité en plus du reste, mais qui ne se substitue pas au reste, qui aura toujours la priorité.
Au final, ce qui me déplait le plus, et qui fait que Minecraft ne sera jamais vraiment éducatif, c’est l’absence totale de narration. Minecraft ne raconte rien, c’est une page blanche, à une époque où on aurait furieusement besoin de grands écrits de culture classique pour constituer des esprits solides. Du reste, Minecraft est au jeu vidéo ce que l’école d’aujourd’hui devient peu à peu : une grande récré, un grand déversoir à pulsions, bref, un grand vide qu’il faut remplir de n’importe quoi à n’importe quel prix. Minecraft a déjà des religions, c’est dire. Pas étonnant, comme pour tout, le vide appelle la bêtise.
Il me semble qu’on a besoin de se construire, de s’instruire tout au long de sa vie, on a besoin d’une base culturelle solide avant de pourvoir s’exprimer, et c’est ce que l’éducation nationale échoue à faire, car les ministres depuis 30 ans veulent que l’école devienne Minecraft : une espèce de lieu de vie créatif et de bien être où l’on n’apprend rien et où chacun amène son vécu et son petit nombril. L’aspect dématérialisé du jeu renforce ce point de vue : c’est l’œuvre d’art ultime, qui ne laissera aucune trace, tel le mandala indien. Peut être existera-t-il un jour un Stendhal ou un Michel-Ange de Minecraft, qu’on étudiera, qui sait ? Mais comme pour tout le reste, il me semble plutôt que notre époque ne lèguera pas grand chose d’autre que du béton, du vent et du plastique.

L’arme ultime : un tube de super glue !
Je vous encourage à regarder le film des LEGO, qui en plus d’être très drôle, évoque cette dualité entre la structure paternelle déjà existante, et qui pêche par sa rigidité, et le besoin de créativité d’un petit garçon, qui essaie de faire évoluer les choses. Sans la structure rigide de base, pas de créativité possible : le petit tas de LEGO en vrac sur la table au fond de l’atelier n’intéresse pas le petit garçon. Il lui faut ce modèle qui en jette, cette structure grandiose et interdite qui fait rêver. Et sans cette structure, sans cette créativité qu’elle appelle et qu’elle inspire, pas de révolution possible, et du coup, pas de dialogue possible entre les générations. On a tous besoin de vrais modèles, d’œuvres nées de l’obstination d’un seul. Que la génération du dessus laisse un champ de ruines après en avoir bien profité en disant à celle du dessous “vas-y, c’est à toi de jouer”, trop facile (dixit les Enfoirés) ! Et pour moi c’est exactement ça que Minecraft représente. Heureusement qu’il y a encore de vrais jeux vidéo comme il y a encore de vrais bouquins, de vrais films, qui nous remplissent plus qu’ils nous vident. Dans la même veine, et pour ceux qui aiment la vraie musique, je ne saurais vous conseiller l’excellent Whiplash, qui a beaucoup à dire sur notre société.

Whiplash
Alors après cette diatribe “coup de fouet”, pourquoi être aussi confiant, et avoir installé ce jeu pour mon grand ? Ben c’est simple : parce que je ne compte pas là dessus pour l’ouvrir au monde. Il y a les autres jeux. Il y a le sport. Il y a l’école (tant qu’on l’aime). Il y a la musique. Il y a les livres. Il y a le bon cinéma. Et donc, au bout d’une semaine de Minecraft, le jeune, eh ben il s’est déjà lassé… 20 balles pour ça, quand même, fait chier… Mais c’est peut être le prix à payer pour que le jeune, “au centre de son apprentissage”, découvre la sagesse par lui-même.