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« Nous sommes déjà à l’aube du vingt-et-unième siècle. Il est temps d’en finir avec les rapports sociaux entre gamers, et de mettre un terme à l’esprit de fraternité qui unit les humains autour du jeu. Ras le bol de ces paddles qu’on se passe entre potes ou entre frangins, ras le bol de ces bornes d’arcade autour desquelles on se fait agresser dans les bars de banlieue les plus sordides ! Nous allons définitivement isoler les individus derrière leurs écrans, leurs téléphones et leurs tablettes, tout en faisant maximum de caillasse. L’avènement des Sith est proche ! »
« Mais qu’allez-vous donc faire ô Maître Sith ? »
« Donner l’ordre 66 : installer le haut débit. »
Voici la conclusion de ce dossier sur le jeu à plusieurs, de PONG à BATTLENET. Après les précurseurs des années 70, l’âge d’or du jeu à deux sur console des années 90 et les premiers réseaux informatiques de l’an 2000, nous entrons dans une époque que presque tout le monde connait, celle du haut débit et des changements qu’il a apportés. Ce haut débit se pose comme l’ultime missionnaire d’une religion du réseau et du jeu en ligne que nous, papa gamers, connaissions depuis longtemps. Nous n’étions donc pas vraiment surpris et plutôt contents de cette accélération des débits de connexion, autrefois assez rébarbatifs.
Le haut débit domestique est apparu par le biais de l’ADSL peu après l’an 2000 dans toutes les bonnes grandes agglomérations, puis a gagné les campagnes… Dans un premier temps, l’ADSL apporte de plus en plus de profanes qui s’essaient au chat, avec MSN Messenger, et le développement du téléchargement, de l’internet, du piratage de masse. Télécharger un film à la demande chez soi était un vieux rêve que l’on trouvait déjà dans ORDY les grandes découvertes (qui vantait, à l’époque, le RNIS, le minitel et la fibre optique).
Complètement has been… Mais visionnaire ! Désormais, presque tout le monde en Occident se sent effectivement connecté à la « culture » de masse. L’émerveillement que ressentaient les premiers joueurs en ligne, les premiers surfers du net et les premiers chatters est désormais devenu monnaie courante. L’ADSL participe d’une ouverture au monde, qui réunit toutes les générations dans la joie et la bonne humeur, de la cyber-granny au bambino de l’école primaire. Les réseaux sociaux explosent. En parallèle, des communautés de joueurs se créent : le open source est une nouvelle forme d’ouverture et permet à tous de se lancer dans l’aventure de la création, de l’échange et du partage. Avec tout ça, les Jedi semblent en bonne voie d’utiliser ces nouvelles technologies à des fins heureuses, de paix et d’unité mondiale.

South Park Park special World of Warcraft – l’épisode a été considéré comme insuffisamment critique, voire complaisant…!
Mais c’est dans ce contexte qu’arrivent très vite les MMORPG. Capacités de stockage accrues, grandes vitesses de connexion et performances graphiques immersives atteignent des sommets et vont permettre de créer ce qu’on peut appeler la première véritable drogue légale. World of Warcraft représente ainsi l’aboutissement du jeu vidéo : un jeu infini, qui est à la fois réseau social, et qui permet de revendiquer l’appartenance à une communauté qui n’existe pas dans le monde visible. Il deviendra bientôt possible d’acheter, revendre et spéculer sur des objets purement virtuels. C’est ainsi que World of Warcraft a fait date, et a beaucoup effrayé la bonne société occidentale, mais c’est avant tout une énorme machine à fric, et il est de bon ton d’accepter sans concession tout ce qui produit des richesses, comme on s’en rend compte actuellement avec les ventes d’armes de la France, qui se classe au top 3 de la vente d’armes mondiale. La guerre économique fait rage mais n’a pas beaucoup d’opposants pacifistes. Toutes les dérives sociales actuelles ne sont explicables que par le commerce : comment peut-on croire encore au bien-fondé de celui-ci de nos jours ?

Half Life 2 met en scène une société policée à la 1984… Une métacritique de la société du jeu vidéo « tout connecté » à laquelle il ouvrait la voie ?
Mais puisqu’on parle de guerre, avec l’arrivée de Starcraft 2, fin 2010, arrive un nouveau problème : celui de la centralisation du jeu en ligne sur Battlenet. Il n’est plus possible de jouer à plusieurs en réseau local, car tout passe par un serveur centralisé. Il faut donc obligatoirement être connecté à internet pour jouer. Déjà, Half Life 2, qui obligeait le joueur à passer par la plateforme Steam, lançait un sacré pavé dans la mare, sous couvert de lutte contre le piratage et de mise à jour facilitée, et ce dès 2006, alors que toute la France ne disposait pas encore de l’ADSL. Cela créait une injustice profonde et irréparable, en somme, pour une partie des joueurs. De tous temps existait l’excuse comme quoi chaque jeu nouveau demandait une mise à niveau technologique, qui obligeait le joueur à rentrer dans la course à l’armement. Mais là, il fallait carrément baisser son froc, avec les conséquences intrusives qu’on pressentait déjà (Big Brother et data center, quelle différence ?). Dès 2006, on entrait ainsi irrémédiablement dans l’ère du tout connecté, de laquelle on aura du mal à sortir.

Championnat de Space Invaders, 1981
A côté de cela, les sports électroniques se sont graduellement développés – il est intéressant de se pencher à juste titre sur le phénomène Starcraft en Corée – et on assiste à une professionnalisation des joueurs, qui sont rémunérés pour leurs performances, à l’instar des grands sportifs. On peut désormais faire carrière en jouant à plusieurs. Cependant, nous sommes en droit de nous demander : est-on encore vraiment dans le jeu à plusieurs ? N’est-on pas plutôt dans la jungle, dans une guerre pour la survie du plus apte ? Les compétitions de jeux en ligne sont au jeu vidéo ce que les jeux olympiques sont au sport. On a les mêmes sacrifices, les mêmes espoirs, les mêmes incompréhensions.
Et du côté des consoles ?

Des potes, des gonzesses canon, le canapé et le frigo avec les bières pas loin. Que demander d’autre ?
La Wii, au milieu des années 2000, permet aux consoles de revenir sur le devant de la scène et de concurrencer l’informatique, en train de se scléroser dans le MMORPG, que les médias agitent volontiers comme le spectre de l’anéantissement. Nintendo, par un marketing astucieux, arrive à conquérir la génération de gamers vieillissante, et les plus jeunes : la Wii se revendique comme un système familial, convivial, intergénérationnel et multi sexe. C’est un retour au côté « jeu de société » classique, le secteur du jeu de société connaissant par ailleurs un renouveau en parallèle (j’en reparlerai une autre fois).
Le système de pointage et de télécommande sans fil ajoute à l’ergonomie, sans parler des capteurs de mouvements, qui font tout le sel de cette console. Celle-ci trouve sa place parmi le matériel audiovisuel du salon, et même parmi le matériel de fitness, laissant croire qu’avec la Wii, on va arriver à vaincre l’inertie et l’obésité. Les jeux sont développés à travers ces nouvelles interfaces et on assiste enfin à de véritables innovations vidéo ludiques. Par ailleurs, les consoles de cette génération commencent à être connectées, via des plateformes d’échange et de téléchargement. Il est possible de jouer en ligne avec sa console, par exemple, de faire une course à Mario Kart Wii avec des inconnus.
La société de consommation a gagné : le jeu vidéo se proclame comme une composante sociale, et les développeurs de jeux s’y adaptent pour faire du chiffre. En parallèle, les vrais jeux vidéo pour puristes y gagnent en qualité, et tout le monde est content, même si certains jeux ont parfois tendance à être surproduits. La révolution des téléphones portables et smartphones intègre le concept de jeu hyper simple, tellement simple qu’il se joue avec un seul pouce et parfois avec quelques mouvements de poignet. Les enfants, même petits, sont séduits par ce qui se destinait à la base à des adultes responsables et conscients des limites. Du reste, on accepte que le jeu – et donc que la société – devienne plus bête. Le petit jeu vidéo de téléphone se partage davantage de façon virale, par soif de nouveauté, que par le plaisir de jouer à plusieurs proprement dit, puisque chacun reste scotché sur son téléphone, avec son réseau d’amis virtuels, et un hyper consumérisme assumé. Le téléphone se fait totem, objet social par excellence, qui sert à faire plusieurs choses, dont jouer et accessoirement, téléphoner. Mais c’est un totem individuel, un signe de reconnaissance. Ce n’est pas le totem du Jungle Speed.
La tablette, objet hybride entre le téléphone et l’ordinateur, et dont le marché est en train d’exploser à l’heure où j’écris ces lignes, se veut ouverte au plus grand nombre de par son aspect intuitif. Or, sous prétexte d’ouverture, elle parachève le repli sur soi – quand on pense que les gouvernements veulent inonder les écoles avec, on est en droit de se méfier, et d’être consterné. La tablette offrira peut être des opportunités nouvelles de jouer à plusieurs, mais quelle comparaison entre jouer à plusieurs sur une console de salon, devant des téléviseurs toujours plus grands, et jouer chacun dans son coin sur une tablette, où l’écran est clairement pensé pour s’isoler dans la sphère privée ? Quelles conséquences sur les égos de la génération future ?
Nous terminerons avec le phénomène des jeux dématérialisés, et qui ne concerne pas que les jeux d’ailleurs. Les mini jeux en ligne sont légion et ont un succès fou, détrônant peu à peu les jeux en ligne classiques. Il suffit de s’inscrire et on joue. Pour ce qui est des jeux payants, de plus en plus, quand on achète un jeu, on ne le possède même plus, et on doit payer un abonnement, ne serait-ce que l’abonnement internet. Les industriels et les commerciaux s’en mettent vraiment plein les poches et sont gagnants sur toute la ligne. Quelque part, la dématérialisation en revient à déconsidérer les machines et les jeux moins récents auxquels s’adonnent une petite minorité de joueurs, et ne tenir compte que du plus grand nombre, du plus profitable immédiatement. D’autre part, c’est assumer une forme très aboutie de flicage technologique. En tous les cas, tout ça n’a plus rien à voir avec le charme d’une vieille console de jeux et de ses cartouches que l’on retrouve dans un grenier avec émotion, et qu’on peut brancher tout de suite, sans avoir à ouvrir de ligne téléphonique, créer de compte à mot de passe, ou à attendre 8 heures de téléchargement de mise à jour. Le rétrogaming n’est pas (seulement) qu’une affaire de névropathes nostalgiques, c’est aussi une question de bon sens, peut-être un refus de ce que le jeu vidéo d’aujourd’hui véhicule. Mais ça, les commerciaux l’ont également très bien compris, hélas.
Alors quoi de neuf depuis PONG ?
Nous y voilà bel bien, désormais, dans le tout connecté, tous complices de cette vaste arnaque commerciale. C’est ainsi que la génération de gamers des années 90, devenue adulte et chargée de famille, transmet sa passion. Les réseaux nous ont donné de la force, nous ne sommes plus ostracisés, et l’histoire nous a donné raison. Adultes et enfants jouent désormais de concert, partagent des émotions : le jeu vidéo est devenu comme la musique et les groupes mythiques qui traversent les époques. Nous avons brisé des tabous et le jeu vidéo est sorti du placard, pour reprendre les termes d’Harvey Milk. Les filles s’y mettent, il est même désormais possible de se reproduire entre gamers. Mais force est de constater que les jeux à plusieurs ont fini par nous isoler, nous sommes de plus en plus seuls derrière nos écrans, et quand nous voulons jouer en famille nos enfants s’en retournent à leurs smartphones. Cela fait trois siècles que l’homme occidental est déchiré, en miettes, et prompt à la schizophrénie, alors à quoi fallait-il s’attendre avec tout ça ? Chassez le naturel et il revient au galop.
Et puis d’ailleurs, qu’allons-nous transmettre vraiment à nos enfants ? Avec le jeu vidéo dématérialisé, qui participe de notre intrinsèque dissolution, il ne restera plus rien : l’objet culturel pérenne (et témoin d’une époque) disparait complètement au profit de la culture de l’immédiat, de l’achat compulsif et de l’évaluation par compétences. Le sol se dérobe sous nos pieds, et révèle notre inénarrable mais universelle vacuité. Nous y sommes, donc ! La Revanche des Sith est complète ! Mais il y a un autre Skywalker…