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Dans ce 3e article consacré au jeu à plusieurs, nous allons ici nous pencher sur la transition vidéo-ludique opérée entre le XXe et le XXIe siècle, qui s’est faite, vous en vous doutiez certainement, par le développement de l’informatique et des réseaux. Qui se souvient encore du fameux bug de l’an 2000, qui était supposé dévaster le système bancaire, et dérégler toutes les installations nucléaires de par la monde ? Il fut aux geeks ce que le 21 Décembre 2012 fut aux néo-paganistes, 12 ans avant l’heure. En tous cas, l’ampleur médiatique et le caractère universel du phénomène témoignait déjà de l’existence d’un nouveau paradigme au sein de nos sociétés.
Revenons donc à la fin des années 90, qui voit l’avènement de l’informatique dite « multimédia ». Le jeu vidéo PC redevient alors une « affaire d’expert », comme c’était le cas autrefois avec les Amstrad, Commodore, Atari et autres Amiga (voir précédent article) : on bidouille, on teste des configs, on vérifie le câblage quand ça foire, on doit installer le jeu avant de jouer, et même gérer l’espace disque ou la RAM au Mo près. Avec l’ordinateur personnel, le jeu vidéo devient de plus en plus… personnel. Les Sith ont alors pratiquement gagné la guerre contre les Jedi : l’objet console est peu à peu assimilée à l’enfance, au foyer familial, tandis que l’ordinateur de bureau représente le passage la vie adulte, à l’indépendance, aux intérêts professionnels et égoïstes, voire mesquins.
Pourtant, certains jeux PC font figure d’exception et renouent avec la tradition Jedi du « jouer ensemble », parvenant à casser le cloisonnent individualiste Sith inhérent à l’informatique. Ainsi, la saga des jeux Heroes of Might and Magic – malgré un mode solo très technique digne de tout bon hardcore gamer qui se respecte – offrait la possibilité de jouer au tour par tour en mode hotseat. Grâce à ce mode, chaque joueur venait faire son tour devant l’ordinateur, puis passait son tour en cliquant sur un bouton, et appelait le joueur suivant, qui prenait sa place. On pouvait ainsi jouer entre amis, comme on l’aurait fait avec un jeu de société, sauf qu’entre deux tours, il était possible de faire tout autre chose de son temps. En ce qui me concerne, Heroes of Might and Magic 2 a durablement instauré un modèle de soirée réussie entre amis gamers, qui avait également l’avantage d’intéresser les petites copines. Mais il fallait que tout le monde sache bien jouer, pour que les tours se passent vite. Aussi, chacun avait l’habitude de s’exercer au jeu solo entre deux soirées. C’est un jeu auquel je joue encore avec beaucoup de passion et de nostalgie : j’y ai même converti mon plus grand garçon l’an dernier.
Le boom technologique du PC allait paradoxalement redonner quelques victoires aux Jedi. En effet, avec l’informatique multimédia de la fin des années 90 apparaissait le phénomène internet, et la possibilité de jouer en petit réseau local. Pour le joueur isolé sur son PC, une forme de rédemption se profilait à l’horizon. C’est qu’Internet, à ses débuts, nous fascinait énormément. Le porno y était peut-être pour quelque chose… Mais c’était avant tout un réseau d’échange et de partage entièrement libre, avec des potentialités énormes. On avait, pour la première fois depuis le minitel, la possibilité d’échanger (par le chat ou par du jeu en ligne) avec des individus que nous ne connaissions pas ou à peine. Il était ainsi possible de rencontrer des gens virtuellement et de jouer avec eux sans jamais les voir. Que de banalités que tout cela aujourd’hui… mais l’Internet de la fin des années 90 donnait la vision que le monde était un village, alors qu’aujourd’hui, il donne la sensation d’être une immense mégalopole industrielle. Tout réseau a forcément commencé petit, sur un modèle d’échange de type familial. En ce temps là, on pouvait même appeler Internet :
En 1996, Internet en France n’en était ainsi qu’à ses débuts, avec des connexions modem téléphoniques 28,8kbps pourraves, des prix prohibitifs à la minute en plus d’abonnements tout aussi prohibitifs, et des sites rudimentaires très underground. Peu de gens se connectaient, et ceux-ci se retrouvaient, toujours les mêmes, sur de petits chats régionaux voire locaux, aménagés par les fournisseurs d’accès. Une élite mondaine, en quelque sorte, et plutôt endogame. Mais bref : un soir d’été 1996, un de mes potes de lycée, qui avait internet chez lui, se connecta au chat du coin pour me montrer. Au fil de la conversation, il s’avéra que l’un des participants au chat connaissait le jeu Duke Nukem 3D, dont j’ai déjà parlé dans un autre article. Il proposa de faire une partie, en connexion modem directe à un contre un, via la ligne téléphonique. C’était un peu la galère à paramétrer, mais quelques efforts de configuration et tentatives foirées plus tard, ça a fini par marcher : « host found« … J’ai retenu mon souffle… C’était comme entrer dans une autre dimension. Le niveau commença. Pendant de longues minutes, nous errâmes avec appréhension
Prêt à tirer sur un autre soi-même ?dans le manoir sinistre sans croiser personne (la map, pourtant petite, s’appelait Mansion, et représentait un manoir. Elle nous avait été envoyée par le gars du chat un peu plus tôt via mail). Nous étions presque en train de nous dire qu’il avait dû se produire encore un problème de configuration ou de connexion… Et puis soudain, nous le vîmes : le sprite ennemi, l’autre Duke, dans une insupportable altérité, piloté de loin par un parfait inconnu qui vivait caché, quelque part, hors de portée, dans un rayon de 50 km. Cet « autre » ne nous avait pas vus, car le sprite ennemi qu’il dirigeait passa sous une porte pour changer de pièce. Et là, le carnage commença, nous ouvrîmes le feu pour l’abattre… Et ce fut la victoire, l’éradication du double dans une immense explosion de RPG, happening suprême.
Au paint ball, avant de se faire toucher pour la première fois, on appréhende la douleur, et on joue sa survie au maximum comme si on était vraiment à la guerre, craignant l’impact de la moindre balle, qui nous ôterait instantanément la vie. La sensation et la façon de jouer n’est plus la même que quand on est « mort » des dizaines de fois, et qu’on sait ce que ça fait de se prendre une bille de peinture (pas si terrible, finalement). Mais cette toute première sensation de jeu, celle qui n’a aucun précédent, et qui fait appel à notre être primaire, c’est précisément cela qui s’est incrustée tout au fond de moi pendant cette première partie de Duke Nukem en réseau. Elle fut un grand moment inoubliable, qui fait qu’aujourd’hui, je ne peux que comprendre l’engouement pour le jeu en ligne, tellement ce jour-là j’y ai cru, tellement j’ai compris que le jeu vidéo avait franchi un cap. Pour moi, cette partie de Duke Nukem fut au jeu vidéo ce que Matrix fut au cinéma : un évènement purement philosophique.
Avant de tourner la page du XXe siècle de l’informatique, revenons un instant aux consoles de 5e génération. Dans les années 2000, celles-ci se démenaient pour essayer d’offrir autre chose qu’une réitération de l’expérience « multijoueur » d’antan, qui se limitait souvent à un mode deux joueurs optionnel. La Game Cube de Nintendo tirait intelligemment parti de ses 4 paddles dans certains jeux à franchise tels que Mario Kart Double Dash ou Naruto Clash of Ninja, et se voulait par ailleurs ouvertement transportable, permettant d’aller jouer avec chez des amis. Par ailleurs, les consoles vraiment portables, telles que les DS, étaient désormais capables de communiquer entre elles, avec ou sans fil. Lentement mais sûrement, les systèmes de jeu s’adaptaient aux codes sociaux émergeants tels qu’ils se sont confirmés – ou pas – aujourd’hui.
Or, tout cela n’avait rien de comparable avec l’explosion des réseaux informatiques. En termes de multijoueur, l’ordinateur était passé à la vitesse supérieure, avec des jeux de plus en plus orientés réseau. On avait alors d’excellents jeux solo, qui donnaient à la fois d’excellentes arènes réseau : Quake 1, 2 et 3, Half-Life, Jedi Knight 1 et 2, Warcraft 2 et 3 et Starcraft. On se souvient que Counterstrike, la version réseau d’Opposing Force (séquelle officielle d’Half Life) devint lui-même plus populaire que son mode solo, et allait donner une impulsion déterminante au jeu en réseau local.
Fleurirent alors les fameuses salles réseau. Internet n’étant pas encore assez rapide, on se réunissait dans ces nouveaux cyber-cafés pour jouer à plusieurs et éventuellement surfer sur le net. On a du mal à croire qu’aujourd’hui ces salles soient devenues aussi obsolètes. Mais c’est qu’une fois encore, l’aspect domestique du jeu en réseau allait finalement reprendre le dessus. Pourquoi ? La salle réseau, en tant que lieu de sortie citadin vaguement branchouille, induisait de nouveaux comportements. Ce n’était plus du tout la borne d’arcade ou on venait jouer à deux, avec un frangin ou un bon pote. Là on pouvait carrément sortir en bande, et les phénomènes de groupe s’exprimaient parfois de façon inattendue. On pouvait aller se frotter aux équivalents des piliers de bars, les geeks de salles réseau, et on était parfois aux limites de la courtoisie, on se méprisait dur. On allait retrouver cet état d’esprit dans les grands jeux en ligne un peu plus tard, avec l’arrivée de l’ADSL, où insultes et menaces sont le lot quotidien des joueurs.
Ultima Online« Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
Est plus de quatre on est une bande de cons.
Bande à part, sacrebleu ! c’est ma règle et j’y tiens.
Dans les noms des partants on n’verra pas le mien. »Brassens, Le pluriel
En dehors des jeux de type stratégie ou FPS auxquels on s’adonnait surtout en réseau local, Ultima Online représentera la première vraie tentative de créer un jeu de rôles virtuel à l’échelle mondiale sur Internet. Le niveau technique n’était pas encore à la hauteur du challenge et allait venir à bout de la franchise de Richard Garriott, mais ce jeu a le mérite de résister depuis maintenant 18 ans. Mais pour développer le jeu en ligne, il allait falloir attendre l’avènement du haut débile, pardon, du haut débit, et donc de la connexion de type ADSL…
Et c’est ce que nous verrons dans notre prochain article, qui clôturera ce dossier sur le jeu à plusieurs. Sayonara !