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[#18] Le jeu à plusieurs : histoire d’une (dé)connexion 1

Temps de lecture : 5 minutes

Sur Octopaddle, on traite volontiers le jeu vidéo comme un objet social, voire politique. Pour ceux qui considèrent les joueurs comme des consommateurs de masse aussi absurdes que des mangeurs de steak de supermarché, on pourra toujours rétorquer que le jeu vidéo est au moins un sujet économique – le versant économique d’un phénomène étant toujours le pire de tous, fait largement illustré par la bien-pensance médiatique avec le : « cela crée des emplois ! » qui justifie tous les abus, et empêche de repenser la société dans son entier.

Force est de constater que dans l’économie de masse, le pluriel est la clé du succès : plus d’acheteurs engendre plus de profit. Reste à savoir si les consommateurs au « pluriel » sont éclatés en individualités isolées ou se constituent en groupes sociaux clairement revendiqués. D’où la question : le jeu vidéo a plusieurs nous rapproche-t-il vraiment, nous, humains ? Ou est-ce encore une excuse économique qui ne cesse de nous individualiser davantage (et mince on s’est encore fait avoir) ? Cette chronique sur le jeu à plusieurs, de Pong à Battlenet, tentera d’y répondre. Première partie d’un grand voyage à travers les mœurs des gamers d’hier et d’aujourd’hui.

 

Depuis la seconde guerre mondiale, l’économie est devenue la véritable religion du plus grand nombre, toutes obédiences confondues. Quant au jeu vidéo, rejeton de l’économie mondialisée, il est lui-même devenu une religion, pour ainsi dire : la religion est ce qui relie les hommes au ciel, et d’un point de vue séculaire, elle fait du lien social. Du reste, le jeu vidéo fait lui-même du lien social de par son ampleur et de par les comportements (et pas seulement consuméristes) qu’il sous-tend. Le jeu vidéo est même parfois un prétexte pour des rencontres amoureuses, si, si !

Ceci dit, le monde du jeu vidéo est constamment rythmé par une dynamique oscillant entre ouverture et fermeture. Lorsque le jeu (ou : le « je ») s’ouvre au plus grand nombre, avec par exemple les jeux online massivement multijoueur, il invite également au repli sur soi et à l’isolement, avec par exemple les jeux online massivement multijoueur. Cette dynamique d’ouverture et de fermeture est profondément liée à la dynamique qui existe entre progrès technique et régression psychologique – sans voir cela forcément dans un sens négatif, mais idéalement, comme l’intériorisation nécessaire à tout développement de l’imaginaire.

Souvenez-vous, papa gamers : étant plus jeunes, en matière de jeux vidéo, on avait rêvé de presque tout ce qui arrive aujourd’hui, et même parfois, nos rêves étaient bien en dessous de la réalité. Devenus adultes, nous faisons l’effort de ne pas nous abandonner entièrement à la tendance actuelle, née de cette escalade technologique, de par nos responsabilités professionnelles, sociales, économiques ou familiales – n’est-ce pas ? Mais nous ressentons quelque part que les jeunes d’aujourd’hui, qui sont nés là-dedans, sont directement exposés à cette tentation de ce que nous projetions autrefois comme un absolu indépassable. Ayant mesuré avec le recul tout l’impact du jeu vidéo sur notre propre vie sociale, nous sommes en droit de nous demander où en sera le jeu vidéo lorsque les jeunes d’aujourd’hui auront atteint notre âge, et jusqu’où auront été poussées leurs attentes. Tout cela n’est qu’une vue de l’esprit d’un vieux schnock de trentenaire. Mais qui se souvient de ce que cela fait d’insérer une pièce dans une borne d’arcade ? Qui a même voulu s’en fabriquer une ? Et qui l’a fait ? Si vous avez répondu « oui » à l’une de ces trois questions, vous comprenez peut-être déjà un petit peu où je veux en venir.

Tennis for Two

Mais pour commencer cette enquête sur le jeu à plusieurs, il faut d’abord revenir à Pong, que tout le monde ici connaît. Ce jeu avait un ancêtre, qui s’appelait Tennis for Two et qui se jouait sur… un oscilloscope ! On imagine bien le jeune étudiant américain un peu geek bidouillant un truc pour épater la galerie, et où le plaisir de jeu passait au second plan. Mais comme on n’avait pas encore d’intelligence artificielle, pour le coup, le jeu se destinait à réunir deux personnes pour faire un match de tennis virtuel. Jamais, à aucun moment, on ne s’est dit : mais pourquoi ne pas aller se faire un vrai tennis, avec balles et raquettes plutôt que de s’emmerder sur un oscilloscope ? C’est qu’à l’époque de l’après-guerre, on mettait le pied dans le culte de la haute technologie et dans tout ce que celle-ci pouvait nous apporter en termes d’émerveillement. Mais demeure là-derrière quelque motivation profonde et obscure, qui fait que quelqu’un a eu un jour envie de remplacer de vrais joueurs de tennis beaux et musclés par des geeks aux lunettes épaisses et au physique ingrat tripatouillant des paddles. Sous prétexte d’inventer un jeu réunissant deux personnes, on préparait la revanche des Sith.

Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix voient ensuite débouler les consoles et les bornes d’arcade. Après le succès de Pong, le jeu vidéo devient un marché. On trouve de de plus en plus de machines dans les bars et il existe des espaces dédiés aux bornes d’arcade. Ces dernières représentent souvent le premier contact du joueur lambda avec le jeu vidéo. La borne d’arcade, c’est alors le monolithe noir de 2001 L’odyssée de l’espace, celui qui va transformer le singe en homme, préfigurant l’arrivée des consoles dans les salons. Là se trouve précisément la dynamique d’ouverture du jeu vidéo, qui devient de plus en plus visible au public. Bien souvent, d’ailleurs, les jeux d’arcade sont des jeux idéalement prévus pour deux joueurs. On se fait une partie ? Allez ! Mais petit à petit, l’intelligence artificielle se développe et le jeu à un joueur devient aussi intéressant, voire davantage, que le jeu à deux. Les Sith ont encore frappé : le joueur va progressivement trouver davantage de plaisir à jouer seul qu’à deux.

Et puis le fait que les bornes se retrouvassent dans des bars ou des espaces publics occasionnait parfois quelques déboires. J’ai le souvenir de ces parties de Street Fighter 2 ou de Mortal Kombat au cours desquelles tous les gosses de la cité d’à côté venaient appuyer sur le 2P start et s’incruster dans ma partie, bouffant tous mes crédits et me laissant me croûter au premier game over venu – quand ils n’essayaient pas carrément de me virer et de prendre ma place. Je me disais alors, assez égoïstement : « vivement la console pour être peinard ! » Après l’ouverture, donc, la fermeture, encore… Pas étonnant que les gosses d’aujourd’hui n’en rêvent même plus : le jeu vidéo est devenu quelque chose de profondément domestique.

 

A SUIVRE … !

2 commentaires
  1. octopaddaone
    18 Jan. 2015 à 16:57 -----> lui répondre

    « le jeu vidéo est devenu quelque chose de profondément domestique », je ne crois pas. Il possède toujours ce potentiel de rêve et d’imaginaire, ce qui explique son succès depuis le début. Cependant, il est vrai que sa démocratisation est une vraie nouveauté, et l’élargissement de son public a contribué à sa respectabilité nouvelle (ma belle mère qui est accro au Tetris des temps modernes : Candycrush, incroyable). Et là, je me dis que finalement comme la musique, les films, le vin : il y aura les vrais passionnés, les connaisseurs et… la plèbe !

  2. lamyfritz
    18 Jan. 2015 à 17:48 -----> lui répondre

    Mais tu ne penses pas que le jeu est « domestique » du fait qu’il est de plus en plus lié à la sphère privée, au foyer (du latin domesticus) ? Ceci dit, la suite de cette chronique viendra un peu contredire cet argument, car il existe de plus en plus de manifestations extérieures pour le grand public, comme l’E3 par exemple, et c’est encore plus vrai avec les e-sports, qui en font rêver plus d’un. Mais celà n’occulte pas le fait que la majorité du temps, on ne se retrouve plus entre amis au bar ou à la salle de jeu pour se faire une partie – c’est chez soi, et ce même avec des consoles dites « portables ». Le jeu vidéo s’est très privatisé, et c’est justement une condition sine qua non du développement de l’imaginaire personnel. A mon avis les jeunes d’aujourd’hui ne rêvent même plus du temps des bornes d’arcade, puisqu’elles ont la contrainte de devoir se rendre dans les lieux publics : ce sont d’autres schémas de pensée, d’autres dynamiques, d’autres interactions entre les membres de la communauté gamer. J’y reviendrai.

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