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[#16] Histoire et jeux vidéo, un flirt difficile ? Retour sur le buzz Mélenchon/ Assassin’s creed

Temps de lecture : 8 minutes

Le dernier Ubugsoft, Assassin’s Creed a bien fait couler de l’encre numérique depuis sa sortie : sur l’octoblog, notre Hujyo (1) rejoignait la meute de joueurs scandalisés qui s’offusquaient à juste titre des carences dramatiques d’un jeu donnant à croire qu’il fut produit dans un kolkhoze asthmatique rescapé d’URSS. Si l’on met de côté le mépris pour les joueurs de la part d’une entreprise que j’ai pourtant souvent appréciée (notamment en achetant leur jeu pour encourager une production française de qualité), je dois dire que l’autre débat qui enflamme le web est des plus intéressants. En effet, le fond du jeu en lui même soulève une bordée de critique et aborde un aspect souvent oublié : si un jeu est un univers imaginaire, qu’en est-il quand il utilise l’Histoire réelle ?

Aborder la grande Histoire par le biais du loisir vidéo ludique grand spectacle, avec moult artifices visuels propres aux productions AAA est une des caractéristiques des productions d’Ubi, depuis le tout premier Assassin’s creed. Je me souviens encore avec émotion de ma découverte du premier opus et de l’excitation face à la reconstitution fidèle des villes de Saint Jean D’Acre, Jérusalem. Quel fantasme de pouvoir déambuler dans des rues durant un contexte historique tout autant fantastique, celui des croisades (le fantasque n’étant pas forcément joyeux et agréable soi-dit en passant). La suite des itérations des Assassin’s fut tout aussi appréciable — hors gameplay paraplégique, véritable point noir de cette série — notamment le numéro II sur la Renaissance italienne, littéralement une claque visuelle pour moi (et quelle claque !). On ne peut que féliciter pour la modélisation précise des bâtiments, notamment pour ceux ayant été modifiés de nos jours (même si des erreurs sont possibles, on y reviendra plus loin). Et c’est cela qui est le plus fou dans cette série, celui du travail colossal des équipes sur l’environnement donné au joueur : on lui offre enfin l’occasion de pouvoir voyager dans le temps et l’espace depuis son chez soi douillet et découvrir (ou redécouvrir) des pans de notre histoire commune à tous.

Basilique Saint-Marc à Venise

Le jeu vidéo n’a rien inventé

Certes le cinéma a depuis longtemps ouvert ces portes pouvant défier l’imagination. Si je me limite à un film que j’apprécie particulièrement sur la Révolution, ça serait celui de Robert Enrico réalisé pour le bicentenaire de la Révolution en 1989  » La Révolution française : les années lumières/terribles » (attention les cocos : 5h40 pour les 2 parties). A ce titre, on aperçoit même dans ce film un futur président qui veut entrer dans l’Histoire (quel marrage) — comme quoi les œuvres de fiction, qu’elles soient historiques ou non, sont avant toutes des œuvres de l’esprit.

La Révolution française — Les années lumières (R. Enrico) .. si, si c’est Sarko !

Et là on touche du doigt le sujet, pourquoi un jeu vidéo n’a pas le droit de prendre des libertés comme n’importe quel art, qu’il soit pictural, filmique ou audio ? En effet, la dernière saillie de JL Mélenchon autour d’Assassin’s Creed Unity est révélatrice de l’enjeu du jeu vidéo et de son influence grandissante dans le monde actuel. Bien sûr, je vois certains octolecteurs soulever leurs tentacules et me dire par l’oreillette que cette invective du camarade Méluche n’est qu’occupation médiatique et buzz’ éclair à peu de frais. C’est vrai, l’homos politicus est ainsi fait. Mais penchons-nous sur son invective :

« Je déplore et condamne fermement la bande-annonce accompagnant le jeu Assassin’s creed unity que j’ai trouvée sur internet. Elle reprend à son compte tous les poncifs contre-révolutionnaires forgés depuis plus deux siècles. Le Peuple de Paris est présenté pour une cohorte brutale et sanguinaire, c’est lui qui produit la violence, toujours lui qui de façon aveugle fait couler le sang, notamment du bon roi débonnaire. On n’est donc plus dans le jeu (et ses simplifications d’usages) mais clairement dans une propagande pour laquelle toute Révolution débouche sur des monstruosités. Les créateurs de ce jeu s’inscrivent donc dans ce courant idéologique de plus en plus présent dans les médias qui veut imposer au peuple français un autre regard sur la Révolution française. C’est affligeant (2) ».

Tout d’abord, faire son opinion en se basant uniquement sur une bande-annonce de 5mns, on peut se demander s’il est possible d’émettre un jugement de fond ? Si l’on va plus loin, on ne peut que déplorer une critique qui tombe en creux : finalement le procédé que dénonce Mélenchon sur une éventuelle vision limitée et mal documentée d’un fait historique (ici la Révolution), il se garde bien d’en appliquer le remède, à savoir un travail de vérification des sources, de recoupage d’informations que fait n’importe quels historiens sérieux. En d’autres termes, comment émettre une critique sur un bout de trailer sans avoir vu (et joué) l’œuvre dans son intégralité ? Tout cela n’est pas sérieux.

Attention danger = jeu vidéo

Cependant ce que soulève cette critique, outre son aspect caricatural et sans doute générationnel, démontre une certaine vision étriquée de la liberté de créer et de présenter une fiction à un public. D’après J-L Mélenchon, qui conserve un fort affect pour la période en question et c’est tout à son honneur, le jeu porte sur une vision limitée et orientée de l’histoire de la Révolution. Après tout pourquoi pas ? N’est-ce pas le propre de chaque créateur de bénéficier de sa propre lecture d’un fait passé, d’autant plus que ce jeu ne se veut pas une démonstration historique (au sens où l’on parle d’une thèse basée sur de la recherche et présentant une argumentation critique d’un évènement collant au plus près de la réalité grâce aux sources utilisées).

A ce titre, la fiction prend nécessairement des libertés avec la vérité historique, en accentuant certains aspects des protagonistes ou des faits. Si Robespierre est présenté comme un tyran dans le jeu, cet aspect est loin de faire l’unanimité dans le microcosme des historiens  : bien que son rôle dans l’application de la Terreur soit partagé et que son abnégation révolutionnaire quasi monacale soit exemplaire, il n’en reste pas moins l’un des maîtres d’œuvre d’un procédé responsable de 40000 morts tout de même. Cette liberté, se retrouve dans la spatialisation des lieux – bien que le travail effectué soit titanesque — avec des erreurs due à une équipe de relecture trop faible (d’après ce que relate Gameblog, deux historiens seulement ont été consultés, et ce, sur le scénario et quelques aspects en amont — (3))

Notre-Dame = à gauche aujourd’hui/ à droite  dans le jeu ….  (4)

L’essence même du jeu vidéo

Ainsi, des erreurs se sont glissées également dans l’utilisation massive du drapeau tricolore (institué officiellement en 1794), de la Marseillaise chantonnée dans les rues dès 1791 dans le jeu … alors qu’elle le sera plutôt en 1792, etc. Cependant, de là à dire que le jeu porte en lui un message réactionnaire, contre-révolutionnaire cela semble exagéré : seul le joueur jugera sur pièce ! Je ne vois pas pourquoi un jeu vidéo serait plus dangereux qu’un film, un tableau ou une chanson ? Il va sans dire que cette critique sous-entend que le joueur est un éternel ado’ sans repères, sans culture (merci pour les enseignants et parents) … Cette méconnaissance du joueur type (plutôt trentenaire qu’adolescent par exemple) relève également le refus de voir ce qu’est l’essence même du jeu vidéo : permettre. Dépasser les limites, se projeter dans un ailleurs, qui dans ce cas là est étourdissant de réalisme, le modifier, le bousculer ou se laisser porter par les flots des évènements n’est-ce pas l’occasion de faire mieux comprendre à un public des évènements qui semblent lointains, abstraits ?

Le prof qui portait son cours

En effet, si en classe d’histoire les meilleurs souvenirs qui nous restent sont ceux d’un prof qui portait son cours et ouvrait l’imaginaire de ses élèves, le jeu vidéo permet de réactiver ces connaissances, et luxe de ce loisir unique : de s’immerger dedans. Ne cachons donc pas notre plaisir de pouvoir devenir autre et plutôt que de suivre un personnage, le vivre tout simplement à la différence des autres arts.

A noter que JL Mélenchon après son buzz, est revenu — non sur ces propos, cela serait mal le connaître – mais sur son amour passionné (et insoupçonné à ce jour) sur le jeu vidéo en général (4). Curieusement sa prose est un manifeste pour que le jeu vidéo devienne un art à part entier. Est-ce de circonstance après le tollé qu’il a soulevé ? Si la qualité d’un jeu se mesure à la qualité et la logique de son script, on peut dire sans fioriture qu’avec Jean Luc Mélenchon, on a vraiment du mal à suivre.

Et pour conclure je ne peux m’empêcher de citer la réponse de Christian Ingrao, historien spécialiste du nazisme, à l’obsession de J-L Mélenchon de dire ce qui doit être étudié ou pas : « Monsieur : les historiens et les éditeurs sont là pour écrire des livres et parler du passé ; les hommes politiques pour parler d’avenir ». (source ici)


Les sources de mon article (tiens Méluch’ prends-en de la graine 😉

(1)- L’avis sur Assassin’s creed par Huyjo (octopaddle.fr)

(2)-Le Parti de Gauche accuse Assassin’s Creed Unity de « propagande réactionnaire » (gameblog.fr)

(3)-Polémique Mélenchon Assassin’s Creed Unity : deux historiens du jeu répondent (gameblog.fr)

(4)-Peut-on parler des jeux vidéo ? Je l’ai fait. (Blog de J-L Mélenchon)

4 commentaires
  1. lamyfritz
    21 Nov. 2014 à 13:05 -----> lui répondre

    Punaise, souvenez-vous du jeu STRIDER, où on contrôle un ninja qui attaque le Kremlin à lui tout seul et sabre toute la douma en moins de deux ! J’adorais ce jeu.

  2. octopaddaone
    21 Nov. 2014 à 14:19 -----> lui répondre

    oui mais on était plus tolérant à l’époque, soit le jeu était fini, soit il était bugué mais tu savais que cela signifiait (outre le fait de s’être fait floué) que le studio en question est MAUVAIS, et donc on s’abstenait la fois d’après ! Désormais, même un bon studio avec internet ne s’inquiète pas de ne pas finir le jeu car il le patchera plus tard…

  3. octopaddaone
    21 Nov. 2014 à 23:45 -----> lui répondre

    Ha oui, sur le playstore ou XBLA tu as le reboot de Strider HD qui est assez sympa : http://issuu.com/odallem/docs/retro_playing_mag_2-_mai-juin-juill?e=8136783/8100020

  4. [#23 : Retour sur Assassin’s creed Unity] Quel verdict ? Guillotine ou absolution ? – octopaddle.fr
    11 Jan. 2020 à 18:49 -----> lui répondre

    […] [Je(u vi(déo)#11] Histoire et jeux vidéo, un flirt difficile ? Retour sur le buzz Mélenchon/ Assa… (21/11/2014) […]

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